Logo de Saxifrage – Journal casse-pierres du coin

Brebis galeuses ou sacs à puces ?

Boris Vézinet

Photo de Ligne oblique
Photo de Ligne oblique

Installée en tant qu’éleveuse de brebis dans le Ségala tarnais, Katja m’a reçu pendant les heures chaudes du mois de juillet pour parler, entre autres, du puçage de ses bêtes. Au-delà de la boucle pucée accrochée à l’oreille du ruminant, cet entretien nous raconte comment s’exerce le contrôle de l’administration et des pouvoirs publics sur les paysans. Concernant le puçage du vivant, vous pourrez profiter, pour aller plus loin, des excellents textes produits par le collectif  Faut pas pucer1 ainsi que de l’article « Des moutons ou des puces ? » de Pièces et main-d’œuvre2.

Avant, comment se faisait le suivi des brebis ?

Je suis arrivée il y a plus de trente ans, et j’ai tout de suite fait un cahier pour l’agnelage et pour le suivi des brebis. C’est un peu obligatoire parce que tu es obligé de connaître le vécu d’une brebis. Tu peux pas te souvenir de tout ce qu’ont fait cent brebis pendant six, huit ou dix ans. Les brebis étaient « bouclées » [NDLR : identifiées par une boucle d’oreille en plastique]. Je trouve ça pratique et je crois que, même si ce n’était pas obligatoire, je fonctionnerais encore avec. C’est difficile, quand tu as plus de cent brebis, de reconnaître les bêtes, et c’est toujours une aide de pouvoir juste lire vite fait le numéro. Ça a un coté très pratique. En 2006, ils ont rendu obligatoire le double bouclage.

Pourquoi imposer un double bouclage ?

Une sécurité ! Au cas où elles perdraient une boucle ! Tu peux retrouver exactement qui était cette brebis, pour éviter un danger au niveau des maladies. C’est la traçabilité ! Faut dire que, chez les vaches, c’est obligatoire depuis très longtemps, et on voit même des vaches avec trois boucles. Peut-être parce que, des fois, l’éleveur veut avoir une boucle sur laquelle il peut écrire des choses à lui ?

Pourquoi as-tu pucé tes brebis ?

(Silence)… Je sais que ça m’a pas plu. Et je suis pas d’accord avec le fait que ce soit obligatoire. Déjà, en 2006, il a fallu mettre les deux boucles. Puis, en 2010 ou 2011, il y a eu le puçage obligatoire avec les boucles électroniques [NDLR : pour les agneaux nés après 2010]. Ce qui fait que les brebis nées entre 2006 et 2010 n’étaient pas bouclées électroniquement. Ensuite, ils ont décrété qu’il fallait boucler électroniquement tout le troupeau à partir des brebis nées en 2006. Dans mon cas, ça faisait beaucoup de brebis à reboucler. Quand la date fatidique a approché, j’ai fini par commander des boucles électroniques. Mais je n’avais pas envie de le faire. J’avais un peu plus réfléchi, et je voulais pas de cette folie. Ça montre qu’on est un peu régi par des peurs : la peur de ne pas pouvoir retrouver une maladie qui viendrait d’une exploitation. La fameuse traçabilité que beaucoup de gens approuvent. Ça les rassure énormément, que tout soit traçable, maladivement traçable ! Mais la peur d’un contrôle nous a poussés à reboucler les brebis avec la puce. Juste après, on a vu dans Le Feuillet du moutonnier qu’ils avaient reporté la date du rebouclage obligatoire à 2017, et à ce moment-là, sur ton exploitation, il y aurait eu beaucoup moins de brebis qui datent de 2006-2010. Je pense que c’est lié à l’histoire de Montredon. Il y a plusieurs gens qui ont été exclus du système des primes pour avoir refusé de reboucler3. Maintenant que je les ai rebouclées, un des deux numéros a disparu, et maintenant il y a un rond électronique [NDLR : le numéro est à l’arrière]. Du coup, ça devient difficile pour moi de reconnaître mes brebis. La petite photographie de chaque brebis que tu avais en tête a changé. Et puis, reboucler fait plus mal que boucler, parce que, quand tu les boucles, les brebis fabriquent un petit bourrelet autour pour réparer la blessure. Quand tu reboucles, tu pinces le bourrelet, et ça fait plus mal. Bon, elles sont pas traumatisées, mais c’est encore un inconvénient.

Que penses-tu du bouclage électronique des brebis ?

Pour les abattoirs, je peux comprendre. Ils veulent être sûrs des bêtes qu’ils reçoivent. Les boucles dans les bergeries, ça se salit énormément et c’est difficile à lire. Du coup, il y a beaucoup d’erreurs de lecture, sauf quand c’est pucé. Pour eux, c’est facile. Pour ces raisons-là, ça ne m’embête pas plus que ça qu’il y ait une puce dans la boucle. Même si, après l’abattage, toutes les tricheries restent possibles. Dans les gros élevages, ils sont ravis car ils ont un petit lecteur : tu bipes sur la bête et tu lis tout son passé, combien de grammes elle a pris par jour. Il y en a qui ont besoin de ça, c’est très bien. Mais c’est vrai que c’est pas utile pour les élevages qui n’ont pas besoin de ça. Il y a de quoi se révolter d’être obligé de le faire. Après, les vraies raisons de rendre ça obligatoire m’embêtent beaucoup plus. J’ai peur que ça finisse par une vrai mainmise sur tout ce qu’on fait. Parce qu’il n’y a pas que le puçage. Regarde les documents de circulation. C’est relativement récent, ça date de quelques années. C’est pour le jour où tu vas vendre deux ou deux cents agneaux. Pour chaque vente, tu remplis ce document en cinq ou six exemplaires. Tu notes le nom du transporteur, le numéro d’immatriculation du véhicule, la date, l’heure de départ de chez toi et d’arrivée, ton numéro d’exploitation, ton nom, l’adresse, le nombre, et tu signes une première fois. Celui qui réceptionne les agneaux note ses coordonnées, il doit aussi marquer le nombre, au cas où on ne serait pas d’accord ! Puis il doit signer. Ensuite, tu dois dire qu’au niveau de la chaîne alimentaire, R.A.S., mais tu peux mettre aussi : « Mes agneaux ont une grave maladie, ne les mangez pas ! » Ensuite, tu remplis de nouveau le nombre, leur numéro, le sexe (ça, je remplis jamais), la date de naissance (ça, je le remplis pas non plus, trop de boulot !), ton numéro d’identification français, et tu dois aussi mettre ton numéro européen. Puis tu re-signes. Ça fait trois, quatre signatures sur ce truc ! Celui qui reçoit les bêtes doit envoyer ce document à la DDT4. Et celui qui vend doit aussi envoyer un exemplaire. Tout ça pour contrôler les mouvements d’animaux pour la boucherie ou la revente. C’est un contrôle démentiel.

Qu’est-ce que tu vois derrière tout ça ?

Que des hommes qui ont le pouvoir de distribuer de l’argent aient le droit de surveiller les autres par le biais d’une brebis bouclée et pucée, c’est menaçant pour le fonctionnement du système entre êtres humains. L’administration commence à avoir une vue encore plus précise de ce que je fais dans mon exploitation, là où il n’y en pas besoin. Et je dois mentir ! Par exemple des voisins, des paysans très stricts, ont voulu avoir deux brebis. Ils avaient pris chez nous deux agnelles bouclées et ils s’étaient renseignés pour se faire enregistrer en tant que mini-détenteurs de brebis. Mais ça coûtait une fortune ! Donc ils ont gardé les numéros de mes brebis. Ce qui fait qu’en cas de contrôle, tu commences à réfléchir : je suis en faute, car les brebis sont censées pâturer mes terres ! T’es beaucoup moins libre ! Pour le bio, je comprends, mais pour la PAC, je comprends pas trop. Sauf que, si t’as pas le bon chargement à l’hectare [NDLR : le nombre de bêtes par hectare], tu n’es pas éligible aux mêmes primes. Après, j’ai réalisé que par satellite, ils vont bientôt pouvoir tout voir d’un coup. Ça, c’est énorme. Déjà, je suis très embêtée par Google Earth, des trucs comme ça, ça me fait chier énormément. Un jour, mon frère m’a montré que tu pouvais survoler les Pyrénées en voyant tous les reliefs. C’est magnifique, mais c’est foutu, les coins perdus, oubliés ; tout le monde peut les voir et se dire : tiens, je vais là-bas. Et c’est la même chose si j’ai trois brebis clandestines, chez une dame au village, qui ne sont pas sur mes terres ! Ça sera plus possible ! Bon, ils vont pas se fatiguer tout de suite pour trois brebis…

Comment fonctionnent les primes de la PAC ?

Tu fais chaque année une déclaration, où tu déclares tes hectares, tes parcelles. Il faut être de plus en plus précis, car maintenant ils peuvent contrôler par photos aériennes. Puis tu déclares le nombre de bêtes que tu as et à quoi elles servent. À partir de ça et selon où tu habites, on te calcule les différentes sortes de primes. Mais en fait, c’est pas des primes, c’est ton revenu. Là où on pourrait passer par la valeur de vente de ce que tu produis, on est obligé de passer par des primes. Le système a déraillé. En ce qui me concerne, avec la vente des agneaux, j’équilibre à peu près mes dépenses. Après, c’est la prime qui forme mon revenu. On appelle ça les aides. Comme si on avait besoin de nous aider.

Et il y a quoi, sur cette puce ?

Chez moi, je pense qu’il y a uniquement mon numéro d’exploitation et le numéro de la bête. Mais un éleveur avec une machine peut rentrer tout ce qu’il veut pour le suivi de l’animal.

C’est toi qui les achètes ?

Oui. Une boucle, c’est pas très cher, moins d’un euro, je pense. Mais il y a eu des subventions ! Si tu étais bon élève et que tu le faisais rapidement, t’avais des subventions. Ils te disaient toujours : attention, les subventions vont s’arrêter. A priori, je n’en ai pas profité, je ne me rappelle pas, car j’ai commandé au dernier moment avec d’ailleurs une lettre de protestation !

Et le puçage humain ?

On peut très bien se l’imaginer ! Il y a maintenant des parents qui rendent leurs enfants suivables quand ils vont à l’école [NDLR : avec le GPS dans les cartables]. Il y en aura peut-être de plus en plus, et à un moment donné l’école ou l’Éducation nationale va voir le côté pratique de la chose et ça peut devenir obligatoire. Pendant un temps, tu auras encore le choix, et puis un jour t’auras plus le choix. Et puis un autre jour, ça sera plus le GPS, ce sera – pourquoi pas ? – un truc sous-cutané.

Tu parlais de la notion de traçabilité, comment la perçois-tu ?

Depuis quelques années, il y a eu des maladies qui se propageaient à grande vitesse à travers les pays et les montagnes. Toutes ces maladies, qui ont affolé le monde entier, ont été à l’origine de la traçabilité. C’est peut-être bien, mais en même temps, on prend trop de mesures. Tu as vu que des fois il fallait abattre des troupeaux entiers. Et souvent, tu abats l’éleveur avec. Et inutilement ! Parce que, finalement, la maladie suit son cours et repart. Nous, on a eu la maladie de la langue bleue. Un agneau bavait bizarrement et avait des symptômes que je n’avais jamais vus. Il fallait appliquer énormément de mesures sur notre exploitation, comme isoler l’agneau à telle distance avec telle barrière entre lui et les autres. On l’a pas fait, bien entendu. On n’a pas été obligés de l’abattre, c’est étonnant. On n’avait aussi plus le droit de livrer nos agneaux au point de rassemblement5. Il fallait qu’on les emmène directement à l’abattoir, peut-être pour éviter de contaminer les camions et les remorques des autres, à Capdenac. Ça fait une heure et demie de route. On a vacciné le troupeau avec un vaccin qui, je l’ai su après, peut faire beaucoup de mal et plus encore chez les bovins : problèmes d’avortement, stérilité des mâles. Ils ont gardé la vaccination obligatoire pendant quelques années, mais les gens ne vaccinaient plus. Et puis la maladie, on n’en a plus entendu parler. Et l’agneau, il s’en est très bien sorti. Si ça avait été une maladie pour laquelle on décidait d’abattre tout le troupeau, on aurait abattu mon troupeau.

Finalement toutes les mesures et autres directives sont acceptées par les paysans…

Oui, les gens obéissent ! C’est surtout ça que je vois quand on va dans toutes les fermes pour faire la tonte. Et puis je recevais Le Paysan tarnais6, je m’étais abonnée pour être au courant des dates limite pour renvoyer des papiers, mais on s’est désabonnés à cause de Sivens, les articles étaient vraiment très subjectifs, c’était immonde. Dans ce journal apparaissent toujours des avertissements pour les nouvelles mesures, par exemple : attention, il est temps de boucler ses brebis ! Mais il n’y a jamais un mot de révolte.

Et d’où vient cette obéissance ?

Des subventions peut-être, des autorités, de la peur du gendarme. Mais se révolter si t’as pas l’énergie, le temps de t’occuper de ça, et pas l’énergie, le temps et le courage d’envisager de perdre ton revenu…

T’as pas le temps, pas l’énergie, pas le courage ?

(Silence) L’énergie. Je l’ai pas vraiment, mais je pourrais peut-être plus m’y mettre si le mouvement était un peu plus important, et du coup avoir un peu plus de chances de réussir. Mais on a tellement de choses à faire. Juste aller manifester une journée à Sivens, c’est difficile. J’avoue que cette histoire de puçage, ça m’emmerdait quand même, mais j’ai pas réfléchi tant que ça.

Comment tu vois l’avenir ?

J’ai un petit espoir que l’administration devienne trop lourde ! Ces papiers par exemple [Katja montre le certificat de circulation], ils en reçoivent deux pour tout transfert d’animaux, et c’est à classer, à enregistrer. Mais c’est difficile de faire reculer tout ça parce qu’on n’est plus à une petite échelle. Après, je pense que l’évolution est assez négative. Il y a eu des tentatives d’interdire de tuer les volailles chez soi, par exemple. Et si tu veux avoir un veau pour toi et le tuer sur place, tu dois faire semblant qu’il ne soit jamais né et espérer que t’aies pas de contrôle. Bon, les agneaux, c’est encore possible, parce qu’il n’y pas encore de contrôle pour savoir ce que tu fais d’eux. Mais je pense que ça va arriver.

Que penses-tu de la disparition des petits paysans ?

Récemment, tu pouvais demander ces fameuses subventions, qui sont ton revenu, à partir de dix brebis. C’est vrai, c’était pas un seuil élevé, ça fait beaucoup d’administration pour quelque chose qui ne procure pas vraiment un revenu. Puis, ils l’ont passé de dix à cinquante en une seule fois, et il existait énormément d’élevages de vingt, trente, quarante brebis. Quand t’as des terres pour trente-cinq brebis et que tu ne veux ou peux pas plus, c’est énorme comme événement, par rapport à ton élevage. Soit tu renonces à avoir un revenu, soit tu renonces à avoir les brebis. Je pense qu’avec ça il y a eu une disparition énorme de troupeaux et d’exploitations. Mais c’est seulement un exemple, car tout le système rend parfois la vie difficile aux petites exploitations. Avec la disparition de tous les petits troupeaux, je pense que le paysage a beaucoup été modifié. Maintenant, tu vois des chevaux partout ! Mais pour le tourisme, ils vont trouver des mesures pour maintenir les petites exploitations. Aujourd’hui, il y a des primes pour le paysage ! Tu peux faire valoir des éléments paysagers, genre une mare ou un petit bosquet d’arbres, et t’es plus obligé de déclasser ton pré qui faisait un peu moins d’un hectare. Avant, tu avais des primes pour arracher des haies, et maintenant tu as des primes pour planter des haies. Tu avais des primes pour intensifier ton élevage et acheter des béliers de races prolifiques, et maintenant t’as des primes pour extensifier parce que c’est plus écologique. Ils ont vu une utilité écologique et touristique. Tout ça, c’est décidé dans les bureaux, et c’est vrai qu’il faudrait se faire entendre. Mais c’est encore une histoire de temps et d’énergie…

Propos recueillis par Boris Vézinet

1. Collectif Faut pas pucer : Le Batz, 81140, Saint-Michel-de-Vax.

2. ‹ www.piecesetmaindoeuvre.com/IMG/pdf/Des_moutons_ou_des_puces.pdf ›

3. Nathalie Fernandez et Laurent Larmet, éleveurs à Montredon-Labessonnié (Tarn) et opposés aux puçages de leur brebis, ont été contrôlés deux fois par l’Agence de services et de paiement au printemps 2014. Malgré le soutien de 80 personnes, présentes lors du deuxième contrôle, la sanction fut lourde : suppression de 15 000 € d’aides PAC et 4 000 € d’amende.

4. Direction départementale des territoires.

5. Katja ne fait pas de vente directe. Elle vend ses agneaux à un grossiste.

6. Hebdomadaire de la chambre d’agriculture du Tarn, tenue par la FDSEA.

Eric. D. Williams, chercheur à l’Université des Nations-Unies, à Tokyo, avait mesuré, voici dix ans, les ingrédients nécessaires à la fabrication d’une puce de 2 grammes.

Total : 1,7 kg d’énergie fossile, 1m3 d’azote, 72 g de produits chimiques et 32 l d’eau.

Par comparaison, il faut 1,5 tonne d’énergie fossile pour construire une voiture de 750 kg.

Soit un ratio de 2 pour 1, alors qu’il est de 630 pour 1 dans le cas de la puce.

La consommation par tête de puce a pu diminuer depuis dix ans, mais la consommation de puces, elle, a bondi. C’est d’ailleurs ce que l’on nomme « l’effet rebond », chaque fois que diminue la consommation unitaire d’un objet quelconque. On voit la durabilité de cette industrie.

Source : Des moutons ou des puces ? De l’élevage ovin à l’ère technologique : un peu d’économie réelle – Pièces et main-d’œuvre

La rédaction de Saxifrage sera heureuse de recevoir vos propositions de textes, de photos, de dessins et de sons.

Haut de page ▲

Saxifrage
BP 80044
81027 Albi Cedex 9


contact@saxifrage.fr

R