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La forêt de Calais et ses faux-amis

Jikabo

Dessin de Charlotte Lambert
Dessin de Charlotte Lambert

L’expression « jungle de Calais » est une bizarrerie géographique qui, malgré le réchauffement climatique, reste aussi incongrue que la savane de Moscou ou la banquise de Ouagadougou. Car une jungle désigne avant tout une « plaine marécageuse de l’Inde couverte d’une végétation épaisse et exubérante, et par extension, toute forêt vierge ». Sur le plan botanique, aucun rapport avec le Pas-de-Calais. Mais c’est sur le plan zoologique que la métaphore trouve son fondement, car les dictionnaires précisent que dans ladite jungle « vivent les grands fauves ». D’où, par analogie, son sens ordinaire de « milieu où les individus les plus forts imposent leur volonté et où les moins aptes à lutter sont voués à l’échec ».

L’application du terme « jungle » à Calais vient, semble-t-il, du vocable persan jangal par lequel les réfugiés afghans et iraniens désignent les bois où ils installent leurs campements. Ce mot a la même étymologie indo-iranienne que la « jungle » française, mais signifie tout simplement « forêt ». Les traducteurs appellent ça un faux-ami. Ces Afghans, ces Iraniens, curieusement, ne se voient pas spécialement comme des bêtes sauvages. Mais la « forêt de Calais », c’est sûr que c’est moins frappant qu’une « jungle ». Pas si sauvage. Moins safari, d’ailleurs sa majeure partie se situe à proximité d’un site Seveso1 (autre genre de sauvagerie).

Les politiciens, les médias qui usent de cette mauvaise traduction et la font entrer dans la langue, dans les têtes, dans les mœurs, jouent de l’imaginaire de la jungle pour victimiser les réfugiés : la loi de la jungle, c’est la loi du plus fort. Et le plus fort, à la fin, c’est l’État : car, ce faisant, le cliché de « la jungle de Calais » légitime les expulsions, pour des raisons forcément humanitaires, hygiénistes et sécuritaires. Par ses connotations, il justifie insidieusement qu’on rase – pardon, on « démantèle », c’est-à-dire qu’on « détruit ce qui se présente comme un ensemble organisé (fait de parties qui tiennent ensemble comme les moellons d’une muraille) et on l’éparpille ». On chasse et on disperse. On délocalise la gestion des réfugiés. On externalise l’asile. On anéantit les équipements de fortune et les services d’entraide qui ont pu faire de cet environnement précaire et violent une petite ville de miséreux. 6 000 habitants en octobre 2015 (dont 1 500 dans le camp principal).

Appelons un chat un chat, et non pas « grand fauve ». Parler de la jungle de Calais n’est que le cache-misère occultant une réalité moins spectaculaire : le plus grand bidonville de France.

Jikabo

1. Sont classés « Seveso » les sites industriels qui utilisent des gaz, des produits chimiques ou explosifs, et qui présentent des risques d’accidents majeurs.

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