Logo de Saxifrage – Journal casse-pierres du coin

Sivens : comment noyer le problème

Elios

Photo de Jikabo
Photo de Jikabo

Depuis deux ans, des syndicats, des élus, des associations et des habitants de la vallée du Tescou et plus généralement du Tarn tentent de discuter ensemble pour trouver des solutions communes sur la question de la gestion de l’eau en lien avec la production agricole et la préservation des milieux naturels. Que penser de ce processus ? Où en est-on actuellement, et qu’est-il possible d’en espérer ?

Le projet de territoire n’est pas une évolution de la démocratie locale ou nationale vers plus d’horizontalité. Le projet de territoire est un dispositif exceptionnel qui a pu être obtenu par des associations environnementalistes (France Nature Environnement, Collectif Testet) dans des conditions exceptionnelles. Sans la mort de Rémi Fraisse tué par un gendarme, un barrage illégal aurait certainement été construit à Sivens. L’intérêt pour les autorités tarnaises d’avoir consenti à accepter un tel dispositif est de sortir d’une crise et de pacifier une situation devenue ingérable.

Pour preuve, les projets destructeurs et imposés continuent à fleurir dans le Tarn et le Tarn-et-Garonne, dont les conseils départementaux sont impliqués dans le projet de territoire. Les élus tarnais tentent d’imposer l’autoroute entre Toulouse et Castres sans prendre en compte les solutions alternatives proposées, l’opposition de nombreuses communes sur son tracé et le bétonnage des terres agricoles qu’elle engendrera. À Septfonds, la Préfecture du Tarn-et-Garonne accepte l’extension d’une porcherie industrielle, source de nuisances et de pollution, sur le site d’un ancien camp de concentration où furent détenus des républicains espagnols. À l’échelle nationale, les projets inutiles et destructeurs continuent à prospérer malgré les grands discours sur le climat. Les gardes mobiles évacuent la ZAD du Moulin en Alsace, qui lutte contre une bretelle autoroutière qui bétonnerait des terres agricoles en menaçant des espèces vulnérables, alors que tous les recours juridiques n’ont pas été examinés.

Le projet de territoire n’est pas le reflet d’une véritable remise en cause des politiques d’aménagement suite au drame de Sivens. Bien plutôt, il a tout d’une vitrine, sans réel changement de paradigme, bref du green-washing, qui permet au département du Tarn de vanter son exemplarité. Christophe Ramond, son président, déclare en juillet 2018 à la Dépêche du Midi : « Le Département n’est que l’un des co-constructeurs du projet de territoire, ce dernier avance dans le respect des sensibilités de chacun, en ce sens c’est un exemple de démocratie. »

Pour mémoire

Si le but affiché du projet de territoire est de rétablir le dialogue entre tous les acteurs, on remarque toutefois qu’il n’est pas possible de discuter de tout : les questions d’ordre politique sont évacuées, et seuls subsistent les questionnements d’ordre technique. Quelques événements peuvent être rappelés pour ne pas oublier dans quel contexte le projet de territoire est né puis s’est progressivement mis en place.

Le 25 octobre 2014, Rémi Fraisse, botaniste de 21 ans, est tué par une grenade offensive lancée par un gendarme à Sivens. Les gendarmes mobiles étaient présents, avec pour mission de procéder à des interpellations, alors qu’il n’y avait rien à défendre sur place. La justice a classé l’affaire sans suite : ni le gendarme ni ses donneurs d’ordre n’ont été inquiétés. En mars 2015, la ZAD est expulsée suite à un siège d’une semaine effectué par des pro-barrage. Des nervis mènent des expéditions en 4x4 avec des battes de base-ball – au nez et à la barbe des gendarmes présents – défonçant la voiture d’un militant anti-barrage et projetant un de ses occupants dans un fossé. Une plainte est déposée à l’encontre de Laurent Viguier, secrétaire général de la FDSEA du Tarn, qui a été reconnu. Celle-ci est classée sans suite. Aujourd’hui, Laurent Viguier participe au projet de territoire…

Le 28 mai 2015, la ferme de la Métairie Neuve subit un incendie criminel. Elle est détruite deux jours plus tard suite à un arrêté illégal (le bâti était protégé par les règles d’urbanisme locales) pris par Marylin Lherm, la mairesse de Lisle-sur-Tarn. Suite à un dépôt de plainte par une association anti-barrage, le procureur Claude Derens a carrément fait ordonner la destruction des informations judiciaires sous scellé avant de classer l’affaire sans suite1. Le 25 octobre 2016, une marche est organisée à Sivens en hommage à Rémi Fraisse. Des militants pro-barrage, dont le président de la FDSEA du Tarn Philippe Jougla et l’adjointe au maire de Lisle-sur-Tarn, Pascale Puibasset, bloquent l’accès au site. Ils sont très agressifs. Un des militants pro-barrage présents sort une lame de couteau et lacère une jeune militante, lui occasionnant plusieurs plaies à l’abdomen. Les gendarmes présents sur place, alertés, refuseront d’interpeller l’agresseur. La plainte de la jeune fille est classée sans suite2. Dans ce contexte d’impunité générale, le projet de territoire s’apparente à une tentative, pour des acteurs politiques discrédités par leurs méfaits, de redorer leur blason.

Le piège bureaucratique

Une des caractéristiques du projet de territoire semble être sa complexité technique et sa lourdeur administrative. On multiplie les fiches action, les pré-études techniques, les expertises, les estimations, les diagnostics, les prospections, etc. Difficile de tout comprendre au milieu d’un océan d’acronymes, de chiffres, de relevés et de simulations. On discute avec un militant associatif et on a du mal à suivre : « il faut attendre l’actualisation du SDAGE pour contester le DOE. » Le projet de territoire a pour mérite d’offrir des perspectives de développement à une kyrielle d’associations, avec des subventions conséquentes à la clef3 : 190 000 € sur trois ans pour développer le projet agro-écologique du Tescou, 15 0000 € sur quatre ans pour former douze personnes à la vie des sols, 200 000 € pour étudier les haies et la biodiversité, 20 000 € pour promouvoir la régénération naturelle le long de la voirie, 20 000 € pour sensibiliser à la biodiversité avec le Naturobus, 23 000 € pour valoriser les plans d’eau et les mares, etc. Évidemment, lorsque la survie ou le développement de structures associatives dépend à ce point de subventions, il y a un risque : il peut devenir impossible de s’opposer, de tenir des positions fermes ou de claquer la porte dans une négociation.

La proposition gagnant-gagnant faite par un membre du Collectif Testet a tout d’un compromis raisonnable, ou d’un moindre mal. Elle consiste à créer jusqu’à cinq nouvelles retenues pour un volume total de 370 000 mètres cubes, et ainsi d’augmenter de 50 % les ressources en eau pour l’irrigation par rapport au maximum prélevé sur les quinze dernières années. Ces retenues ne feraient pas barrage au cours du Tescou et n’empiéteraient pas sur la zone humide du Testet en cours de réhabilitation. S’il est difficile d’y voir une réelle incitation à améliorer les pratiques agricoles ou à se diriger vers une agriculture plus économe en intrants, cette proposition a le mérite de préserver l’essentiel.

Les départements du Tarn et du Tarn-et-Garonne ont, quant à eux, choisi de conserver comme base de discussion les volumes d’eau pris en compte dans la déclaration d’intérêt général et la déclaration d’utilité publique du projet de barrage initial4, c’est-à-dire 540 000 mètres cubes pour l’irrigation et 280 000 mètres cubes pour le soutien d’étiage. Un des arguments avancés est la nécessité de diluer les pollutions, plutôt que la volonté de les réduire à la source.

La réelle innovation semble être la mise en place d’outils de télégestion et de supervision pour mesurer et contrôler, en temps réel et à distance, le fonctionnement de l’irrigation. « Avec ces systèmes, il n’est plus nécessaire de se rendre deux fois par jour à la parcelle pour vérifier que l’arrosage fonctionne correctement. Un simple coup d’œil sur son Smartphone permet de se rassurer. »5 Développer les outils numériques via le projet de territoire semble être consensuel : « Le conseil départemental 82 a été lauréat d’un appel à projets de l’Agence de l’eau pour la réalisation de ces équipements d’ici fin 2018. Il s’agira aussi d’améliorer la fiabilité des mesures (notamment de débits sur les cours d’eau). » La préparation d’un marché public pour commander des appareils de télégestion est en cours. C’est d’ailleurs une des spécialités de la CACG (Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne), maître d’ouvrage du projet initial de barrage qui était surdimensionné et illégal. Sortie par la porte, la CACG est déjà prête à rentrer par la fenêtre ? On planifie d’augmenter la consommation d’eau, puis on met en place des outils numériques ultrasophistiqués pour mieux la connaître, soi-disant en vue de la diminuer. Est-ce cohérent ? Comme pour les compteurs Linky, on développe la production (d’électricité, de semences) et on développe des outils numériques de mesure qui offrent des débouchés à des start-up, bureaux d’étude, fabricants de technologies numériques, etc. Bref, on mise toujours sur le développement et la croissance.

Selon une membre du Collectif Testet, stocker un tel volume d’eau nécessiterait forcément la construction d’une retenue à Sivens en lieu et place d’une partie de la zone humide. Le scénario auquel les militants anti-barrage qui ont fait le pari du projet de territoire risquent d’être confrontés est le suivant : entre toutes les parties prenantes, il n’y a ni consensus (la décision est prise par tous d’un commun accord), ni consentement (la proposition ne convient pas totalement à tous, mais tout le monde accepte de s’y plier pour faire aboutir le processus). La décision pourrait donc être prise au vote, avec quatre collèges qui ont chacun un poids égal dans la prise de décision. Le collège « agriculteurs » est composé de six structures pro-barrage (syndicat d’irrigants, syndicats majoritaires FDSEA et CDJA6) et un syndicat plus modéré (Confédération paysanne). Le collège « vie du territoire » est composé de nombreuses associations environnementales et locales et est, lui, à dominante anti-barrage. Le collège « élus » est composé des représentants de nombreuses communes et des conseils départementaux du Tarn et du Tarn-et-Garonne. Le collège « autres acteurs » est composé de coopératives agricoles, des chambres d’agriculture, des chambres du commerce et de l’industrie, des pêcheurs et des chasseurs. Au vu de la composition de ces collèges, il est fort probable que la solution d’une retenue à Sivens soit adoptée en cas de vote. Dans cette hypothèse, le projet de territoire aurait permis de légitimer un nouveau projet de barrage à Sivens, et de disperser et d’endormir les forces anti-barrage.

Cette analyse est partagée par Christian Conrad – naturaliste et membre de l’association Apifera7 participant au projet de territoire – qui s’inquiète dans un billet d’humeur8 : « La construction du projet de territoire s’éternise parce que les élus, les administrations, les agriculteurs, pro-barrage etc. ont les mêmes méthodes, ils n’ont rien compris, rien changé dans leurs comportements, (…) ils n’arrêtent pas de nous enfumer, de saboter le processus, parce qu’ils veulent leur barrage. Nous allons perdre parce que les opposants n’installent pas un vrai rapport de force et sont plutôt dans le consensus, discussions… bavardages… bla…bla… »

Pendant ce temps…

Les départements du Tarn et du Tarn-et-Garonne et la FDSEA semblent décidés à ne faire aucune concession sur le développement de l’irrigation, et donc à créer les conditions pour construire une retenue à Sivens. Bref, à continuer le développement de l’agriculture productiviste tout en se servant du projet de territoire pour légitimer leurs intentions.

En parallèle de la vitrine médiatique du projet de territoire, tout n’est pas réglé dans la vallée du Tescou. En 2014, David Escande, un agriculteur pro-barrage, signe des conventions avec la CACG et le Département pour échanger des terres lui appartenant en amont dans la vallée, contre des parcelles dont la CACG a besoin pour procéder à la maîtrise d’ouvrage du futur barrage. Dans la transaction, la ferme de la Métairie est proposée à l’agriculteur pour une somme modique. Or, entre-temps, la ferme est détruite, et les parcelles occupées. Mécontent, l’agriculteur pro-barrage assigne le Département et la CACG en justice. L’affaire n’est aujourd’hui pas réglée. Pierre Lacoste, agriculteur anti-barrage, demande quant à lui de longue date un fermage sur 8 hectares de terres appartenant au département afin de consolider son installation, et tout particulièrement 3,5 hectares qui sont enclavées au milieu de sa ferme. Aujourd’hui, le Département le laisse exploiter 1,8 hectare mais ne lui a fourni aucun document officiel lui précisant ses droits… La situation foncière semble donc des plus floues et des moins satisfaisantes pour les agriculteurs de la vallée.

Heureusement, nombre d’agriculteurs et d’habitants n’attendent pas le projet de territoire et sa lourde bureaucratie pour changer leurs pratiques et faire vivre la vallée du Tescou. L’abattoir et la boucherie de Beauvais-sur-Tescou, le magasin fermier La Pause Fermière, l’implantation d’une brasserie artisanale, l’apparition d’initiatives culturelles comme la salle de concert Colo & Co ou le développement réussi de la vente directe de la ferme de l’Orée du Bois prouvent que les habitants de la vallée n’ont pas besoin des élus pour prendre en main leur destin et initier de nouveaux projets.

Elios

1. Reporterre, 30/06/17.

2. Le Canard enchaîné, 24/05/17.

3. ‹ www.collectif-testet.org/385+les-documents-valides-fin-juin-2017.html

4. Cf. fiche action 1, « Meilleure valorisation de la ressource en eau du Thérondel ».

5. ‹ www.cultivar.fr/technique/telegestion-de-lirrigation-quels-interets

6. Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles, comité des jeunes agriculteurs.

7. Association pour la connaissance et la préservation de la nature.

8. ‹ apifera-81.over-blog.com/2018/10/triste-moment-vecu-triste-souvenir.html

La rédaction de Saxifrage sera heureuse de recevoir vos propositions de textes, de photos, de dessins et de sons.

Haut de page ▲

Saxifrage
BP 80044
81027 Albi Cedex 9


contact@saxifrage.fr

R