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Une police guère civile

Nicolas Rigaud

Photo de Jikabo
Photo de Jikabo

Le rond-point de l’Hermet n’a pas beaucoup changé depuis ma dernière visite. En ce 12 mai, sous un beau soleil de printemps, me voilà revenu au milieu de ce petit terrain, sur le bord du giratoire, squatté depuis bientôt quatre mois par les Gilets jaunes albigeois et carmausins. Sous l’auvent de la petite cuisine, Michel, intendant et responsable auto-revendiqué de la sécurité du rond-point, m’offre une bière et distribue les parts de pizza en guise d’apéro. Il est midi. Clémentine a cueilli les respounchous le matin même. Sur le réchaud, l’eau frémit. Pas mal de monde arrive… une grosse dizaine, au compte-gouttes. La bouteille est débouchée, le parasol planté, nous pouvons passer à table.

Suite à l’entretien de janvier dernier, je voulais en savoir un peu plus et avoir l’avis des Gilets jaunes de l’Hermet sur la répression du mouvement. Françoise1offre une vision simple du sujet qui nous préoccupe : « On est les gentils, ils sont les méchants ! » C’est court, duel, mais ça a le mérite de planter le décor. Nous ne sommes pas au café du commerce, mais au cœur d’un lieu en lutte. La présence de la maréchaussée s’est relâchée depuis quelques semaines, en témoigne une forte diminution des PV pour stationnement gênant, dont le seul objectif était de rendre impossible toute approche du rond-point.

Cependant, la situation peut rester tendue quand l’institution policière se déplace, qu’il s’agisse de la gendarmerie, de la police nationale ou de la BAC. « Je me suis fait traiter de conne, un autre Gilet jaune de tapette, se souvient Jeanne. C’était la première fois, c’est très surprenant et très désagréable de se faire insulter par les flics. » Avant de poursuivre : « J’ai changé mon point de vue, je ne les aime plus. » Autour de la table, cette rupture à l’égard de la police est générale. Pour Nassim, ces quatre mois de lutte ont fortement modifié sa perception des forces de l’ordre : « Moi, j’avais des copains flics avant, aujourd’hui ils me parlent plus ! Ils me disent «Fais gaffe, ça va te péter à la gueule, c’est pas ton combat.» Mais ça vaut pour l’ensemble des copains. Depuis que je suis Gilet jaune, j’ai perdu tout le monde. Mais au final, ça me manque pas. »

Jusqu’à la garde

La discussion se poursuit entre la distribution des œufs durs, du jambon et du saladier de respounchous. Michel interpelle la tablée en lançant d’une voix forte et rocailleuse : « Qui veut de mon ordinaire ? » Nassim a été mis en garde à vue suite aux incendies de bagnoles, qui ont eu lieu au centre-ville d’Albi, le 21 décembre dernier : « J’ai été accusé, par délation, d’avoir brûlé des voitures. Ils m’ont arrêté chez moi, ils ont perquisitionné. Il y avait une dizaine de gendarmes ! Mais il n’y avait rien à trouver. Une fois que t’as retourné la télé, t’as plus rien chez moi ! Mais ça s’est bien passé, ils m’ont juste pourri ! Mais le pire c’est que tu te rends compte que dans ce système, si ça doit être toi, ça sera toi. Et à un moment donné, tu finis par y croire, que c’est toi. C’était le 21 décembre, le jour de l’anniversaire de Macron. Et c’est tombé sur ma gueule ! »

Certains ont fait les manifs sur Toulouse. C’est le cas de Clémentine. Et ça ne s’est pas forcément passé comme prévu. « Ce fut brutal », dira-t-elle. Dix-huit heures, place Arnaud-Bernard, Clémentine est avec son « homme ». Ils sont prêts à repartir quand ils aperçoivent une ligne de CRS, le canon à eau, et ce qu’il reste du cortège des Gilets jaunes. Des lacrymogènes tombent dans leur direction. Lacrymogènes qu’ils renvoient promptement, fatigués de ce gaz qui les accompagne depuis le début d’après-midi. Les CRS se dirigent vers eux et plaquent Clémentine au sol. Son compagnon est mis à l’écart et assistera, impuissant, à la scène qui se déroulera sous ses yeux. « Ils m’ont asséné des coups, alors que j’étais à terre dans un mélange d’eau, de pisse et de lacrymo, et que je ne bougeais pas. Pour chercher la rébellion, ils m’ont foutu une main au cul, dans l’entre-jambes. Alors j’ai commencé à me défendre. Ils ont commencé à crier : «Elle se rebelle, elle se rebelle !» Et là, ma tête a été immobilisée avec un pied, et puis bim bam boum ! » Fouillée, Clémentine n’a rien sur elle, sauf des lunettes de ski. Relevée, menottée, les provocations policières continuent, cherchant l’outrage. « Un d’entre eux, cagoulé, me dit «Eh ben Clem, tu me reconnais pas ? On est sortis ensemble. Eh ben, dis donc ! t’es tombée bien bas.» » Un autre lui resserre les menottes et lui dit : « Vas-y Clem, fais ta soumise. » Un troisième va chercher une grosse canette de bière, une Trois-Monts, qui traînait par là, pour la mettre dans le procès verbal de la fouille, en disant : « Au moins celle-là, on la prendra pas sur la gueule. »

Cette scène de violence et d’intimidation policière masque le principal objectif de l’interpellation. Clémentine est tombée dans une souricière. Selon elle, son identité n’avait, jusque-là, jamais été relevée. Mais la police savait qui elle arrêtait. Depuis le début du mouvement, Clémentine ne mâche pas ses mots et est, comme d’autres, très impliquée. « Je ne me suis jamais cachée. À Toulouse, j’étais derrière les banderoles. À propos des manifs non déclarées sur Albi, je leur ai toujours dit qu’on déclarerait les manifs quand ils déclareraient l’évasion fiscale ! » Pour Clémentine, qui fait partie de ceux qui parlent un peu plus fort, le piège policier s’est refermé à Toulouse.

La garde à vue qui s’ensuit laissera des traces : « J’ai jamais été autant malmenée. L’avocate commise d’office qui ferme sa gueule, la pression psychologique, ils essayent de te coller des chefs d’accusation pour te foutre au trou, l’absence de soins. J’ai plus de thyroïde, je prends du Lévothyrox ; ils m’ont rien donné. Le soir, j’arrivais pas à ouvrir la bouche, j’avais un œil au beurre noir, tellement ils m’avaient tapé sur la gueule. Le lendemain, y en a un qui me dit : «C’est les collègues qui t’ont fait ça ?» Alors je lui réponds : «T’appelles ça des collègues, toi ? Mais honte à la police !» Rien que le fait d’en parler, j’ai envie de péter un truc. Tu peux crever en garde à vue… Tu sors de là, t’es plus la même. Quand j’ai vu la procureure, elle m’a demandé si j’avais quelque chose à déclarer. Je lui ai répondu que je ne verrais plus jamais les forces de l’ordre de la même façon. »

Inculpée pour rébellion et outrage, Clémentine fut interdite de manifestation jusqu’à son procès, le 2 avril dernier. Procès renvoyé au mois de novembre, suite aux contradictions qui figurent dans le dossier à propos de la fameuse bouteille de bière.

Malgré tout, ne rien lâcher

Michel, l’intendant, ramène du poisson, des patates et une sauce blanche, déposés le matin même au rond-point, avant de refaire le tour de table avec son ordinaire. Le repas se poursuit et Nassim reprend la parole. Après Albi et Toulouse, il s’est rendu à Paris, notamment lors de la manifestation du 16 mars. Il raconte comment ils se sont fait « nasser » autour de l’Arc de triomphe, sans pouvoir sortir, puis « nasser » une seconde fois sur les Champs-Élysées, sous un déluge de gaz. « Il y avait tellement de gaz que les gens tombaient comme des mouches. On a sorti une dame, on l’a réanimée. On était obligés de rentrer dans les CRS pour se sauver. Les gens ont cassé, c’est normal, ils en pouvaient plus », raconte-t-il, passablement énervé, avant d’élargir la discussion au mouvement. « On massacre des citoyens, il faut que les gens se réveillent. Vous attendez quoi ?! Au début, tout le monde s’y est mis. Mais il manque du monde, notamment la partie rebeu, les quartiers, alors qu’il y a quelques années, ils sont sortis pour dire «Y en a marre». Et qu’est-ce qu’on a fait ? On les a pris pour des cons ; les gens ont fermé les volets, ils ont dit : «On s’en occupe pas, c’est des bougnoules !» Ça fait penser à Matrix : tout le monde est branché, t’es connecté, t’es dans ton petit truc, et à un moment tu te dis, mais qu’est-ce qui m’arrive ? J’étais là-dedans. Aujourd’hui, on vit un siècle incroyable ! »

La répression de l’État, par ses gardes-chiourme en uniforme, et une justice aux ordres, a bien eu l’effet escompté : casser par tous les moyens ce mouvement révolutionnaire. Pour Nassim, « la pression, elle est si forte que plus personne ne veut se mouiller. Moi je me suis retiré pendant un moment car on a sacrément ramassé. Tout est remis en question, ça t’atteint psychologiquement, ça attaque le portefeuille, ta vie de couple. » Le lendemain de notre rencontre, Nassim s’est fait arrêter pour violences lors de son interpellation à Toulouse, après s’être fait gazer pendant plus de six heures. Jugé en comparution immédiate, la justice a frappé dur : quatre mois fermes avec mandat de dépôt, et deux ans d’interdiction de manifester à Toulouse.

À l’Hermet, entre tabassage, arrestation, procès et gardes à vue, la question du campement est à l’ordre du jour. Une autre forme d’intimidation, un énième détour judiciaire est en marche. Suite à la plainte déposée par le propriétaire des lieux, qui réclame frais de justice, amendes et loyers impayés. Ou comment se rincer la gueule en profitant de la guerre. En cette fin avril et malgré le vent mauvais, l’idée de récupérer le lieu et sa maison délabrée – même en payant les traites – fait son chemin : « On pourrait en faire une maison du peuple, me dit Clémentine, mais il faut arriver à vivre en collectif. C’est compliqué… On a voté des règles, mais c’est compliqué. Pour moi aussi. Il faut tempérer, assouplir, même si c’est dur. Mais je me dis que tout le monde a droit à sa place. »

Nicolas Rigaud

1. Les prénoms ont été modifiés.

Avec l’appui de dizaines de milliers de forces de l’ordre toutes catégories confondues, et même de l’armée, la répression contre les Gilets jaunes, et plus largement contre un mouvement social qui a réchauffé l’hiver, est sans précédent. Plus de 2 000 blessés en ce début mai. L’armement utilisé contre les manifestants tue et mutile. David Dufresne recense 1 décès, plus de 268 graves blessures à la tête, 23 éborgnés, 5 mains arrachées, sans compter la violence psychologique liée aux affrontements et à la répression tout azimut de la police.

Mi-février, selon Matignon, 8 400 interpellations ont eu lieu, dont 7 500 personnes placées en garde à vue après quatre mois de lutte. Pour le seul 20 avril, rapporte L’Indépendant, 20 518 contrôles préventifs ont été effectués dans la capitale, selon la Préfecture de police de Paris. Ramenés au nombre de samedis jaunes sur tout le territoire, les contrôles de police auraient touché plusieurs centaines de milliers de personnes. On ose espérer que dans ce dispositif répressif hors normes, quelques réfugiés aient réussi à passer loin de ces fourches caudines.

Côté matériel répressif, le gouvernement a fait dans la nouveauté. Parallèlement aux traditionnels Tonfa, GLI F4 et autres LBD, il a autorisé en mars dernier l’utilisation d’un marqueur chimique, via un ADN synthétique. Cet ADN qui se révèle à l’aide d’une lampe à ultraviolets se fixe durablement sur les vêtements et la peau, permettant d’arrêter les manifestants le dimanche venu.

Côté cour, fin mars 2019, 2 000 personnes ont été condamnées, dont 412 à de la prison (ferme ou sursis), selon le site <Basta !> De quoi remplir la maison d’arrêt d’Albi si les peines n’étaient pas le plus souvent aménagées. 1 800 personnes étaient en attente de leur jugement. Dans la plupart des cas, les condamnations sont prononcées pour violence contre les forces de l’ordre. Cette justice-là aura eu pour seul mérite de montrer sa piètre dépendance à ceux qui en doutaient jusque-là.

Le gouvernement a réussi également à s’adapter en cours de route à la nouvelle donne imposée par la rue. Avec le Rassemblement national, Les Républicains et la grande majorité des députés marcheurs, la loi anti-casseurs a été adoptée et promulguée le 10 avril dernier. Elle permet la fouille des sacs et des véhicules aux abords des manifestations et criminalise le fait de se cacher volontairement le visage par un an de prison et 15 000 euros d’amende.

Dernièrement, le fichier SI-VIC qui normalement aide à l’identification et au suivi des victimes dans des situations sanitaires graves, a été activé dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes. Ceux qui terminent leur manif à l’hosto voient leurs nom, sexe et adresse inscrits dans ce fichier consultable par le ministère de l’Intérieur, qui peut alors identifier et arrêter ainsi des personnes suspectées de violences ou de dégradations. Une atteinte grave à la déontologie médicale dénoncée par la profession.

Il me vient une histoire drôle contée par Emmanuel Todd lors d’une de ses conférences. Savez-vous pourquoi Emmanuel Macron n’est pas fasciste ?

Parce que Mussolini avait un programme économique…

Nicolas Rigaud

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