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Quoi de neuf Docteur ?

Morice

Photo de Jikabo
Photo de Jikabo

Je vous vois venir. Vous allez penser que je suis de mauvaise foi, que j’y suis allé empli de préjugés et pétri de mauvaises intentions. Vous n’avez pas totalement tort. Il est vrai que je m’étais fait un avis plutôt tranché sur la question, et que le vice sociologique qui m’habite et me pousse à chercher les petites bêtes m’a conduit à participer à l’abominable excavation de la Sécurité sociale. Oui, je l’avoue, j’ai téléconsulté, comme ça, juste pour voir, presque pour le plaisir, sans réel motif valable. Je suis allé voir cette cabine, même si je doutais de la pertinence de cette visite. Armé de mon smartphone et d’une application dictaphone, j’y suis allé, sans trop y croire, et j’ai enregistré. Ce qui suit est le résultat de la rencontre d’humains et de machines, un jour de premier avril mais ce n’est pas une blague, juste l’avenir probable de la médecine générale qui se dessine sous nos yeux. Et ce n’est pas que moi qui le dis, c’est mon téléphone aussi.

J’entre dans la pharmacie. Une dizaine de personnes me précèdent, et aidées par le marquage au sol elles respectent les distanciations sociales avant leur passage au comptoir. Les files d’attente, ces hors-lieu et hors-temps, permettent parfois des états contemplatifs étranges, et mes yeux passent des bonbons au miel sur présentoir aux flacons de gel hydroalcoolique, aux coupe-cors, aux gélules d’acide hyaluronique, aux masques, aux couches pour seniors. C’est d’ailleurs étrange, mais ces dernières sont disposées sur les étagères de la fameuse cabine de téléconsultation, qui, il faut bien l’avouer, est plutôt élégante : vitre teintée, le nom de la start-up en rétroéclairage, ergonomique. On dirait presque l’entrée d’un spa scandinave, le bois en moins. En fond, ça parle de vaccination, zazatraneca, vaxivria, joneusson et joneusson bref on ne sait plus trop bien à force et puis ça reste difficile à dire.

J’arrive enfin devant une personne derrière le comptoir, et je lui annonce que je veux me servir de la machine pour voir un généraliste. Elle me conduit jusqu’à la bête, m’ouvre la porte comme si j’entrais dans un établissement cinq étoiles, puis s’assoit à mes côtés pour m’aider à faire mes premiers pas dans mon nouvel environnement. Une fois assis, j’ai l’impression de me retrouver face à HAL 9 000 dans 2001, l’Odyssée de l’espace. Une tablette au niveau de mes mains pour que je puisse écrire, un écran face à moi pour que je puisse voir, et un tableau de bord orné d’instruments qui doivent être les dermatoscopes et consorts, du gel hydroalcoolique, des embouts jetables, même des abaisseurs de langue. C’est clair et net, dès à présent c’est moi qui pilote. Enfin non, pas tout à fait.

La pharmacienne à mes côtés n’arrive pas à faire glisser l’écran sur la tablette. Elle me demande d’essayer, et face à mon échec, elle se décide à appeler une collègue qui lui demande de la redémarrer. On est parti pour un peu d’attente, et il commence à faire chaud dans cette cabine, les spots font suer mon crâne luisant. Je profite de ce temps mort pour demander à la pharmacienne si beaucoup de monde utilise la machine. Apparemment ça varie entre une et huit personnes par jour. Impressionnant. Je lui demande ce qu’y gagne la pharmacie. Rien, si ce n’est le fait qu’elle vend les médicaments directement à la sortie. Pendant ce temps, la tablette s’est rallumée et je peux donc passer à la première étape : créer mon compte. C’est parti pour la communication de données personnelles : adresse postale, adresse mail, nom, prénom, âge, taille, poids, mutuelle, numéro de Sécurité sociale. La pharmacienne me laisse gérer, sort de la cabine, et j’en profite pour allumer mon dictaphone et prendre quelques photos.

Après m’avoir félicité, la tablette me demande de cliquer sur un pictogramme pour choisir mon type de consultation. Je choisis médecine générale. Puis on me demande d’entrer mon motif de consultation. J’arrive maintenant sur un écran où on me propose deux médecins. En dessous de leurs photos, je peux cliquer sur « avertir » ou « refuser », certainement pour me rappeler le principe de libre choix. J’avertis les deux afin d’optimiser ma chance d’avoir un rendez-vous rapidement. J’entre dans une salle d’attente, c’est l’écran qui me le dit. Ici, il n’y a pas de magazines, de vieux qui toussent, de bébés qui crient. Il y a juste ce cercle qui clignote en bleu au centre de l’écran, avec, au-dessus, « Il y a une personne devant vous », et en dessous, « Recherche de médecins disponibles en cours, veuillez patienter ». Au bout de cinq minutes d’attente, je me retrouve déconnecté. Retour à la case départ. Je dois me reconnecter avec mes identifiants nouvellement acquis, entrer mon motif de consultation, avertir les deux médecins, retour à la salle d’attente. Quinze minutes tout seul dans une boîte, c’est long, même si je peux me laisser aller à écouter les discussions de l’autre côté de la porte de ladite boîte insonorisée. Quand soudain Docteur Mamour apparaît.

« Bonjour Monsieur, qu’est-ce qui vous arrive ? — Bonjour, alors voilà en ce moment j’ai quelques douleurs ventrales, comme des ballonnements, qui ont démarré après un traitement contre l’herpès. — Où ça l’herpès ? — Génital. — Bon d’accord, généralement ça fait mal, hein. — Oui voilà c’est ça, mais ça se manifestait plutôt comme des brûlures. Et depuis le traitement j’ai des… » Il me coupe : « Attendez, vous êtes dans quelle ville ? — Tressac, et vous, vous êtes où ? » Surpris par ma question, il marque un temps d’arrêt, et visiblement un peu agacé, il me répond : « Je suis à Paris, mais la connexion Internet est très mauvaise. — La connexion est très mauvaise ? Vous m’entendez ? — Vous savez ce qu’on va faire, on va arrêter la consultation parce que je ne vous entends pas, et vous allez vous reconnecter très vite. On va voir si c’est meilleur. — D’accord. Merci. Et là, du coup, je me reconnecte et je refais tout comme j’ai fait ? Je vais rerentrer le mot de passe le motif et tout ? » Il me recoupe : « Oui, oui, vous revenez, vous revenez. Vous mettez docteur Mamour si vous voulez et vous revenez. — D’accord. » S’en suit un long moment de solitudes interconnectées, où aucun de nous ne parle mais où l’image reste présente. Je me lance : « On fait comment pour quitter la consultation ? — C’est moi, c’est moi. — D’accord. »

Donc je recommence tout depuis le début, je dois me reconnecter, mais pour me faciliter les choses la machine a mémorisé mon adresse électronique. Pour la troisième fois, je rentre mon motif. Je réavertis docteur Mamour parce qu’il m’a l’air d’être un bon. J’arrive de nouveau dans la file d’attente et là, surprise, il y a maintenant deux personnes avant moi. J’attends, mais je me connais suffisamment pour sentir que ce manège me lasse déjà. Alors j’ouvre la porte et interpelle une préparatrice en pharmacie : « Excusez-moi, j’étais connecté et ça vient de se déconnecter. Ça fait trois fois que je rentre tout et ça commence à être pesant…. » Oui, j’avoue avoir pris plaisir à faire le client pénible, mais elle me répond aimablement : « Aaaaah. Mais vous étiez en ligne avec quelqu’un ? J’entendais parler… — Ah ? vous m’entendiez parler de dehors ? — Non, je n’entendais que des mmmhmmmhmmmh, mais on n’entend pas ce qui se dit. » Mouais, je ne suis pas trop convaincu, et je lui explique le problème de connexion en lui annonçant la possibilité que je ne fasse pas la consultation : « Si je m’en vais maintenant, la consultation est facturée ? Parce que je ne suis pas vraiment rentré en consultation, si ? — Je n’en ai aucune idée. — Et d’ailleurs, comment je paye ? — Elle sera débitée sur votre compte CPAM. — Vous comprenez, je n’ai pas envie qu’on rembourse une consultation qui n’a pas été faite, je ne voudrais pas qu’un médecin soit payé pour trois minutes de vidéo…. — Je comprends. »

Alors que je continue mon petit manège, qui me fait me sentir insupportable mais cohérent, docteur Mamour réapparaît derrière l’écran. « Ah, je pense qu’il a fait appel en disant qu’il y avait un problème, c’est une maintenance qui est faite là, vous m’appelez si vous avez un problème ». Et la préparatrice en pharmacie repart en officine. Docteur Mamour s’exclame, enjoué : « Alooors ! Ah, c’est mieux là quand même, hein ! Alors non, attendez, mettez-vous un peu plus loin ! Ah là là là ! » Docteur Mamour déchante vite : « Non, non, non, euuuuh. Écoutez, on va couper le son. On va couper le son et on va demander au pharmacien de m’appeler par téléphone. — D’accord… Mais excusez-moi Docteur, j’ai une question. La première consultation, elle sera facturée ou pas ? Le premier contact qu’on a eu compte comme une consultation ? — Oui, 300 €, pas plus. Mais non, je vous taquine, il n’y a pas eu de consultation, il n’y a pas de facturation », dit-il avec un ton qui marque l’évidence. « Comme j’ai rentré mes données, je me demandais, je me posais des questions. »

Soudain, la sonnerie de son téléphone retentit, une jolie sonnerie façon cloche de Pâques. Raccord avec la période, le docteur Mamour. « On m’appelle, excusez-moi ! — Non mais sinon, Docteur, ne vous embêtez pas, si c’est trop compliqué ce n’est pas la peine, je reviendrai. — Non, non, non, attendez, attendez, deux secondes, deux secondes », martèle-t-il, visiblement gonflé par mon attitude. Je commence à l’agacer. Et je dois bien avouer que je prends mon pied. Il parle avec son interlocuteur : « Oui, heu, Fred, je suis à la pharmacie de Tressac et le son est impossible…Ben je reste connecté avec le patient et on essaye de… S’il vous plaît… Parce que sinon je lui ai proposé de passer par, euh, par le téléphone, mais c’est vraiment désagréable… Vous m’entendez Monsieur ? » Il s’adresse à moi. « Oui, je vous entends super fort ! — Super fort ? » Oui, vraiment super fort. Le technicien avec qui il est au téléphone est en train de paramétrer le son de la machine, je vois son travail en train de se faire. Docteur Mamour reprend : « Vous avez la carte Vitale ? — Je ne l’ai pas avec moi, mais j’ai une attestation de Sécu sur mon téléphone. — D’accord, mais c’est boooooon alors. Il n’y aucun problème, hein ! Attendez, je rassure le patient. En principe vous n’avez rien à payer alors. Je ne sais pas pourquoi vous êtes inquiet. Il n’y a pas de raison d’être inquiet. — Non, non mais je ne suis pas inquiet : je voulais savoir, pour le remboursement. Que la Sécu ne rembourse pas pour rien, si vous préférez. — Vous n’avez rien à payer ! » Visiblement, il ne comprend pas le sens de ma remarque. Et il est toujours au téléphone avec le technicien.

« Voilà, mais je voudrais que le son soit bon, sinon je ne peux pas vous consulter. Parlez-moi, dites-moi ce que vous avez ! — Ben voilà, j’ai des douleurs, des ballonnements au ventre depuis un moment et euh…. » Il me coupe : « Aaaaaaaaah oui, là c’est beaucoup mieux ! » Suis-je déjà guéri ? Est-ce un miracle ? « Excusez-moi Monsieur. Non, parce qu’on vous teste en même temps, avec Fred. Oui, oui, c’est beaucoup mieux, là. Est-ce que vous m’entendez bien, vous ? » Super, l’annonce de mes symptômes qui sert pour les balances, avant le show de Docteur Mamour, avec Fredo comme ingé son. C’est fabuleux. « Oui, oui, je vous entends bien. C’est beaucoup moins fort. Parce que tout à l’heure, les pharmaciennes nous entendaient de dehors. » Silence. « Oui… Vous vouliez me parler, vous… Ah oui, oui parce que c’était vraiment inaudible. C’est bon, là c’est parfaitement réglé. Il m’entend bien. — Oui c’est super là ! — Merci Fred. » Depuis tout à l’heure, tout ce que je dis lui passe au-dessus de ses cheveux grisonnants. « Ouais, super, parce que grâce à vous on a testé le son en même temps et c’est vrai que c’est beaucoup mieux comme ça… Je vous taquinais. Ne vous inquiétez pas. Il n’y a pas de paiement. Il n’y a pas de remboursement. — Très bien. — Voilà, donc tout va bien, alors vous avez mal au ventre, vous vous sentez ballonné. »

23 minutes d’enregistrement et la consultation commence. Je lui réexplique la raison de ma venue, et j’y ajoute des brûlures quand j’urine qui l’inquiètent. Il me prescrit une analyse d’urine. : « Pouvez-vous aller à un laboratoire ? — Tout de suite maintenant ? — Oui, tout de suite maintenant ou maintenant tout de suite ! » Docteur Mamour est encore taquin. « Oui, éventuellement. — Allez, super, je reviens vers vous très vite et comme ça on va faire ce qu’il faut. » 24 minutes d’enregistrement, et je sens déjà qu’on approche de la fin de la consultation. Tessan c’est super rapide ! « Faut jamais remettre au lendemain quand on peut s’arranger rapidement. » Bon, ce n’est pas la formule exacte, mais ça lui donne un air philosophe, à docteur Mamour. Silence. Allez, je me lance. J’essaye de lui montrer que j’ai besoin de parler : « Puis bon, je ne sais pas si ça a des rapports, mais j’ai quelques difficultés à dormir aussi en ce moment, des difficultés à m’endormir. — Je vous sens très nerveux ! » Si vous saviez, Docteur… « Vous fumez ? Vous fumez combien ? — Un paquet par jour. — C’est énorme, hein. — Ouais, je sais. » Silence. « Qu’est-ce que vous faites ? — Je suis pizzaiolo à mi-temps. — Je croyais qu’à Tressac tout le monde travaillait chez Pierre Fabre ! Je vous taquine. J’ai été à Tressac, franchement toutes ces villes, des très jolies villes, vivent avec Pierre Fabre. — Mmmmh. » J’avoue ne pas savoir quoi répondre, je risquerais de tomber dans les clichés faciles très rapidement.

Mais ce n’est pas fini. « Incroyable. Alors, ça c’est pour l’examen des urines urgent, puis après vous commencerez dès ce soir le traitement avec les antibiotiques. Alors ensuite… je vous conseille de diminuer la cigarette, hein. — Ouais. — 20 cigarettes par jour, c’est énorme. Vous avez quel âge ? — J’ai bientôt 30 ans. — Vous faites du rugby ? — Non. — À Tressac, tout le monde joue au rugby ! Je vous taquine ! » Je ne sais pas pourquoi, mais je n’arrive pas à m’enlever de la tête l’idée qu’il est en train de googler Tressac dans un nouvel onglet pendant qu’il me fait mes petites ordonnances. En tout cas, cet échange est productif. « Vous savez, si je ne fais pas de la médecine dans la joie et la bonne humeur, je reprends ma retraite, hein ! — Ah vous étiez en retraite ? — Ah oui, je suis un vieux, et ils ont dit les vieux faut rester à la maison. » Mais apparemment, ils peuvent prendre le pognon. « Bon voilà ! Écoutez, vous allez recevoir deux ordonnances. Une pour aller tout de suite au laboratoire, et une autre pour commencer l’antibiotique pour les urines, parce que faut pas rester avec des brûlures en urinant. Voilà, je vous dis au revoir, et vous allez voir, c’est magique, ça va arriver dans quelques instants. — D’accord, merci beaucoup. Et j’avais une dernière question. Si jamais… » Il me coupe : « Ah trop tard, trop tard ! ». Docteur Mamour disparaît de l’écran.

À l’enregistrement, sa dernière phrase est ponctuée par le bruit d’impression d’un ticket de caisse. Ce ticket de caisse, c’est l’ordonnance. Un dernier écran me demande d’évaluer ma consultation. Puis je sors du confessionnal médical. Cet enregistrement dure précisément 28 minutes et 38 secondes, soit un temps de consultation effectif de cinq minutes. 25 € pour cinq minutes de consultation et la prescription d’un examen, d’un antibiotique, d’un antispasmodique et de paracétamol à retirer à la sortie. Sur les sept outils connectés qui sont vendus comme les garants de l’efficacité du dispositif, je n’en ai utilisé aucun, même pas le thermomètre. Je n’ai bien évidemment pas été chercher mes médicaments, et j’ai même résisté à l’appel des bonbons au miel.

On n’arrête pas le progrès. Après les commerces de proximité, les services de proximité, la police de proximité : la dystopie de proximité.

Morice

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