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Université : clusters en tout genre

Jikabo

Photo de Jikabo
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La réponse des établissements d’enseignement supérieur à la propagation du Covid-19 aura été radicale : ils ont fermé leurs portes dès le 16 mars, et ce jusqu’à la rentrée de septembre pour les étudiants. On a pu aisément en déduire que les universités exercent une activité non-indispensable à la vie de la Nation, ce qui est toujours vexant. Mais au-delà de ce signal édifiant, la façon dont, face au méchant virus venu de Chine, les facs ont été invitées à se réinventer ne révèle pas une bien grande inventivité : les mesures d’exception s’inscrivent en fait dans une évolution structurelle et profonde de l’enseignement supérieur.

À peine l’année universitaire 2019-2020 s’achevait-elle tant bien que mal en mode confiné, que les enseignants-chercheurs étaient déjà sommés de « se préparer au pire », de prévenir tout risque d’apparition de cluster sur un campus, et donc de phosphorer, tableurs Excel à l’appui, sur une rentrée 2020-2021 basée sur la pédagogie hybride, entendez un mix énergétique de « présenciel » et de « distanciel », selon un pourcentage qu’il fallait chiffrer pour chaque cours.

De Wuhan à Shangaï

Conjonction des astres, le 15 août dernier, pour la première fois une université française, Paris-Saclay, parvenait à intégrer le top 15 des meilleurs établissements de la planète dans le « classement de Shanghai ». Ce palmarès mondial, créé en 2003 et réalisé par les chercheurs de l’université de Jiao-tong, est pour les facs l’équivalent des agences de notation qui sévissent dans le secteur de la finance. Aux 36e et 39e places, on trouve deux facs parisiennes, la première université provinciale étant celle de Grenoble (99e).

Ce classement de Shangaï se base sur les critères suivants : le nombre d’articles publiés ou indexés dans trois revues de référence mondiale, le nombre de prix Nobel et de médailles Fields (le Nobel des maths) parmi les anciens élèves, et parmi les chercheurs qui y travaillent, un dernier critère pondérant les cinq autres, la performance académique au regard de la taille et des moyens de l’institution. Ces critères ont pour effet notable de survaloriser la publication dans des revues internationales anglophones et hégémoniques, alors que l’innovation, en recherche comme en arts, provient souvent des marges. Ils ont pour autre conséquence de faire de la bibliométrie, qui prétend mesurer l’écho d’une publication scientifique, le zénith de l’excellence, aussi bêta, quantitatif et paresseux qu’un algorithme.

Autre problème, le classement de Shangaï est calibré pour les sciences dites dures, et sous-évalue les sciences humaines et sociales. Il n’y a qu’à voir le critère des prix Nobel et Fields. Pour mémoire – si l’on écarte le Nobel de la paix, laquelle n’est pas vraiment une discipline –, les domaines scientifiques concernés sont la physique, la chimie, la médecine, l’économie, les mathématiques, et… la littérature. Comme il n’y a pas de Nobel de sociologie ou d’histoire, et qu’on imagine mal Bob Dylan corrigeant des copies de première année de licence de lettres, on voit ce que promeut ce classement : une recherche tournée vers les sciences dures et monnayables, les investisseurs privés, les technologies, et certes pas un outil critique et émancipateur.

Enfin, le classement a pour effet de privilégier des universités prestigieuses, élitistes et onéreuses, aux effectifs parfois restreints et triés sur le volet, à l’opposé du modèle historique des universités françaises. Ainsi, Harvard, aux États-Unis, est en haut du podium pour la dix-huitième année consécutive, avec des frais de scolarité de 46 000 dollars par an, auxquels il convient d’ajouter environ 75 000 dollars pour tous les autres frais (logement, frais, livres, voyages, etc.). Derrière suivent Stanford (États-Unis) et Cambridge (Royaume-Uni). Ces deux nations trustent d’ailleurs les dix premières places, dont huit pour le pays de Donald Trump.

Les universités françaises, cherchant à se positionner dans ce marché concurrentiel mondial de la recherche et l’enseignement supérieur, ont pour principale stratégie la fusion, agrégeant diverses institutions, de recherche plutôt que d’enseignement, dans une logique Big is beautiful visant à une visibilité optimale dans la vitrine internationale. C’est le cas de Paris-Saclay, qui fédère, dans une sorte de Silicon Valley francilienne, non pas des « universités », mais un ramassis de grandes écoles, d’institutions phares et de centres de recherche et développement privés : Polytechnique, HEC, Centrale, une École normale supérieure, le CNRS, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), mais aussi Renault ou Danone… Et le plus marrant, c’est que ce genre de pôle scientifique et technologique, on appelle ça un cluster… On est loin, en tout cas, des amphis bourdonnants et surchargés.

Dans le monde de Shangaï, les facs françaises, dont Paris-Saclay est loin d’être représentatif, sont grevées par leur histoire : plus que la plupart de leurs concurrentes étrangères, elles continuent de s’acquitter massivement de la formation de niveau licences (bac +3), vieux vestige de service public, pour des coûts d’inscription très modiques. Or, la compétition et l’attractivité sur le marché international se jouent évidemment sur les masters (bac +5), et a fortiori les doctorats (bac +8). Le palmarès de Shangaï ne se préoccupe aucunement de la qualité de l’enseignement, ni du niveau ni de l’insertion professionnelle des diplômés, ce qui peut sembler problématique quand on prétend classer des établissements dont l’une des deux vocations fondamentales est, à côté de la recherche, l’enseignement et la formation d’étudiants qui, dans leur immense majorité, ne se destinent ni au doctorat ni à la science.

Délocalisation pédagogique

Le baccalauréat, premier titre universitaire, fut longtemps en France le seul pré-requis pour intégrer le service public de l’enseignement supérieur. L’élargissement de la base sociologique et du nombre des bacheliers intégrant l’université à partir des années 60 fut d’ailleurs décisif dans sa démocratisation, et dans la révolution estudiantine de mai 68. Or, aujourd’hui, entre la réforme Blanquer et le Covid, on observe une dissolution du vieux bac, tendant au statut de hochet symbolique, comme déjà auparavant le brevet des collèges. Le bac n’est plus le sésame pour entrer à la fac. On change, c’est le cas de le dire, de logiciel : pour accéder au supérieur, il faut désormais passer sous les fourches caudines de Parcoursup, algorithme opaque et inégalitaire, demandant à des gamins de 18 ans de produire une lettre de motivation pour le plus grand bonheur des prestataires qui sous-traitent ça en ligne, et ayant pour principal effet tangible d’évincer les bacs professionnels et techniques de la formation post-bac – de facto, les classes populaires, peu nobélisables et largement sous-représentées parmi les médailles Fields.

Dans l’entonnoir universitaire français, le niveau licence est celui qui accueille les gros effectifs sortis du lycée, sociologiquement diversifiés, celui aussi qui connaît les décrochages en cours d’année et la sélection sociale, éjectant une partie de ses ouailles avant l’obtention de ce premier diplôme. Corrélativement, l’enseignement y est peu valorisé par l’institution, dans les carrières, comme dans le fameux classement chinois. La formation en licence des étudiants pléthoriques et plébéiens coûte cher, et ne rapporte pas un cachou sur le souk de Shangaï.

Les facs ont tout intérêt à évincer des campus ces cohortes encombrantes, et de surcroît parfois turbulentes. Depuis 2007, la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (dite loi LRU, ou loi Pécresse) impose aux facs une autonomie de gestion, notamment dans leurs ressources humaines et leurs biens immobiliers. Comme pour toute entreprise, il s’agit alors de diminuer les dépenses promettant un faible retour sur investissement, de diminuer les charges inhérentes par exemple à la gestion d’un patrimoine immobilier et au coût des fluides, d’externaliser les activités dispendieuses et de les délocaliser – aux domiciles mêmes des étudiants, lesquels resteront d’autant plus longtemps dans le giron familial. L’accueil physique sur campus des légions d’étudiants des trois années de licence est une variable d’ajustement mahousse. Ce n’est pas la moindre des vertus de la pédagogie hybride.

Son principe est la réduction de l’enseignement à une transmission descendante d’informations : on oublie l’interaction, la présence physique, l’implicite, la dramaturgie pédagogique, l’échange, la controverse. Les partiels en ligne se prêtent admirablement aux questionnaires à choix multiples, lesquels se prêtent admirablement à la correction automatique, comme l’analysait déjà l’article « Algorithmes scolaires ». La modulation de service est l’autre facette de cette pédagogie hybride. Le projet de loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030, dite LPPR, présenté le 24 juillet 2020, prolonge la loi Pécresse et organise la précarité et la flexibilité des emplois pédagogiques et scientifiques dans les facs, déjà massivement précaires.

Le statut unique d’enseignant-chercheur de la fonction publique d’État vole en éclats. D’un côté, on aura des webmasters pédagogiques, accueillant les étudiants la semaine de la rentrée pour leur expliquer les fonctionnalités de l’interface web de l’établissement, et administrant ensuite forums et plateformes vidéo à distance pendant le reste de l’année, sur une base de rémunération rognée au prétexte de la numérisation et la mutualisation des outils pédagogiques. En face, quelques grands pôles fédérés pour l’export mettront en tête de gondole un quarteron de grands pontes payés très cher, pourvoyeurs de visioconférences achetées par les établissements de seconde zone.

L’urgence sanitaire, et derrière son masque, plus profondément, la réforme de fond à l’œuvre dans les universités françaises pour les aligner sur un modèle globalisé et technophile, fer de lance du capitalisme cognitif du xxie siècle, ont pour conséquence de casser la co-présence des pairs, qui est essentielle à la mission critique, émancipatrice et scientifique de l’université, depuis la licence jusqu’aux congrès internationaux. Exit ce qu’il est convenu d’appeler la « communauté universitaire ». Elle constitue pourtant pour les sciences humaines et sociales l’équivalent de la paillasse ou de la table de dissection en sciences expérimentales.

La corporation des enseignants-chercheurs, globalement, oscille entre l’enthousiasme technophile et la docilité résignée. Mais toutefois, devant la menace de se voir privés de l’interaction avec leurs étudiants, nombre de petites mains de l’enseignement post-bac vivent une véritable dépossession de leur outil de travail. Cet outil de travail pouvant se résumer, pour l’essentiel, à la coprésence d’adultes réfléchissants : tout le reste n’est que gadget. Cette dépossession est à la base de la définition élémentaire de l’aliénation, dont on voit désormais qu’elle gagne les professions universitaires jadis réputées pour leur autonomie tatillonne et leur haute valeur symbolique. Le métier connaît massivement une perte de sens généralisée, entre une bureaucratie paperassière et prétentieuse – appels d’offres, rapports d’activité, bilans, évaluations – et un éloignement des étudiants relégués derrière l’hygiaphone virtuel. Pour ces derniers, ce sera un renforcement des déterminismes sociaux, un enfermement dans la sphère domestique familiale, un confinement dans l’entre- soi à l’âge où il faut ouvrir ses horizons affectifs et sociaux, la perte des frottements à l’altérité, au débat, à la découverte qu’autrui peut être ainsi, ou au flirt sur les bancs de la fac.

Bref, le spectre d’un cluster du Covid dans les amphis bondés n’est que l’ombre portée de l’éclosion des clusters techno-scientifiques, où incubent les germes de la compétitivité nationale dans l’économie mondiale de la connaissance – et ça, c’est une maladie dont il sera compliqué de guérir.

Jikabo

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