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L’habitus du déplacé

Jikabo

Photo de Jikabo
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Je ne vis guère avec mon temps. La dernière fois que j’ai pris l’avion, c’était pour ainsi dire à la fin du millénaire précédent, en juin 2001, avant ce 11 septembre qui, en matière de transport et de contrôle des populations, a marqué notre entrée dans le siècle présent.

Il s’en est passé depuis, des choses, notamment dans les airs. Moi, je suis resté sur le plancher des vaches. Pourtant, j’ai le profil type de l’avionné de service (voir l’encadré) : homme de moins de 45 ans, catalogué dans la CSP « Cadres supérieurs, Chefs d’entreprise, Profession libérale », je devrais planer plus souvent, au moins pour des déplacements professionnels. À croire que je ne suis pas de mon siècle. Je penche pour la route, départementale de préférence, celles qui sont en jaune, voire en blanc, sur la carte – car je suis également plus enclin aux atlas qu’au GPS. Le fait d’habiter en pleine campagne doit jouer : 12 % des ruraux, trois fois moins que parmi les Franciliens, ont pris au moins une fois l’avion (en 2007) au cours des douze derniers mois. Mais bon, en ce mois de mai 2015, pas le choix, pour le boulot, me faut aller à Lille. Pas sur Tarn : celui du Nord, chez les Ch’tis. Et c’est plus simple en avion. Même en comptabilisant le temps réel que me prend l’intégralité du trajet depuis ma cambrousse, de transits en correspondances, l’acheminement jusqu’à Blagnac, ces battements, ces enregistrements – tous ces temps morts qu’on néglige de prendre en compte quand on vante la vélocité du transport aérien, et qui au demeurant sont moindres quand on habite en bout de piste.

Du coup, je vais voyager dans l’espace, car je ne suis jamais monté aussi haut dans le territoire national, mais aussi dans le temps : je fais un bond temporel qui me projette de plain-pied dans l’époque contemporaine. J’ai même dû me faire établir une carte d’identité, moi qui réussissais à survivre avec pour seul viatique un passeport vintage périmé depuis 2011. L’aéroport est la quintessence du monde moderne : flux et surveillance des populations, pollution pour les poumons, les oreilles et les yeux, laideur, business. À un moment, par exemple, une barrière étrange m’empêchera de couper au plus court pour rejoindre un énième check-point : elle n’a d’autre utilité que de nous obliger à faire un détour en traversant une boutique à deux issues ; me revient alors en mémoire que les besoins d’extension de l’aéroport de Nantes justifiant le projet de Notre-Dame-des-Landes portent exclusivement sur l’augmentation des surfaces commerciales, les espaces strictement aéroportuaires étant même réduits.

C’est au portique que ça se corse : une femme en uniforme, manifestement employée d’une société privée, me confisque mon lait de toilette, qui n’a pas à se retrouver en cabine, le contenant pouvant me servir de shaker à explosifs ; puis, à la case suivante, une autre me spolie d’une paire de ciseaux de coiffure, pour laquelle elle me fait signer, éberlué, un « accord pour destruction ». Curieusement, mon Opinel passera entre les mailles du filet. Je ne bipe pas. Bizarrement, je biperai au retour, à Lille, ce qui me vaudra d’être méticuleusement palpé.

Je sens qu’on présuppose que je sais d’avance les gestes absurdes que je suis censé effectuer et que je découvre, candide comme un Persan de Montesquieu ou un bon sauvage rapporté d’Océanie et lâché à la cour de Louis xv : prendre un bac en plastique, y vider mes poches, sortir mon ordi, ma trousse de toilette, mon appareil photo, ôter ma ceinture et mon couvre-chef, coopérer, devancer l’injonction, fluidifier la procédure, ne pas être un grumeau intempestif. Ce qui me frappe, c’est le naturel et l’aisance avec lesquels tous se plient à ces rites exotiques, l’autodiscipline, l’incorporation, par tous ces individus dont il faut gérer le flux, de contraintes sociales fortes, de dispositifs éminemment coercitifs : autrement dit, sous mes yeux s’incarne l’habitus du déplacé contemporain. Les gens ont l’air détachés, adaptés – bien. Moi, j’ai le sentiment d’être dans une zone intermédiaire entre la salle d’attente d’un hôpital et le couloir de la mort. Le passager est le détenu bénévole et transitoire d’un microcosme isolé et surveillé qui partage beaucoup de choses avec la prison. Dans cette barbarie froide, aseptisée et policée, affairiste et affairée, un îlot de délicatesse fait tache, et en ressort aussi dérisoire que le reste : un piano, offert à notre inspiration, trône au milieu du hall d’embarquement.

Le passager, avant de monter en cabine, se voit offrir un choix de quotidiens, Le Monde, Les Échos, La Dépêche, L’Équipe et un quelconque torchon d’outre-Manche ; mais dans le vide-poche m’attend en outre un magazine luxueux où, entre des liasses de pub, se lovent quelques articles sentencieux aux airs de réclame. Comble de malchance, je suis assis côté couloir, et de toute façon le hublot donne sur l’aile : pour le pittoresque, on repassera. Les hôtesses nous gratifient de leurs impayables simagrées, expliquant en play-back comment enfiler les gilets de sauvetage. Comme je n’ai pas pris l’avion depuis quatorze ans, j’écoute. Je suis le seul. Les toilettes ne sont pas équipées de masques à oxygène. De suite, ça constipe. Mais le commandant nous informe qu’il s’appelle Stéphane, et ça, c’est mignon.

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Selon une enquête réalisée en 2007, la moitié des Français déclarent avoir déjà pris l’avion, et 18 % d’entre eux ont effectué au moins un voyage aérien au cours des douze derniers mois, contre 12 % en 1984. Toutefois, l’apparente démocratisation du transport aérien que célèbrent ses adeptes ne doit pas dissimuler de réelles disparités sociologiques et géographiques : le profil type de l’avionné est masculin, urbain, aisé, diplômé et relativement jeune. Les Français qui prennent l’avion pour motif professionnel effectuent en moyenne 5,3 voyages par an, contre seulement 1,6 voyage pour ceux qui s’envolent pour raisons personnelles, familiales ou touristiques. 43 % des cadres ont pris l’avion au cours des douze derniers mois, contre 16 % des employés et 9 % des ouvriers. Près de la moitié des habitants de Paris intra-muros, des Hauts-de-Seine et des Yvelines ont utilisé l’avion en 2006. Une enquête plus récente, menée par la direction générale de l’Aviation civile en 2013-2014 auprès de plus de 36 000 passagers aériens, confirme cette tendance : les « Cadres supérieurs, Chefs d’entreprise, Profession libérale » représentent quasiment un quart des passagers aériens. Si près des deux tiers des passagers se déplacent pour des motifs personnels, contre 29,4 % pour motifs « professionnels », le taux de ces derniers monte à 45 % sur les vols intérieurs. Les passagers sont en majorité des hommes (56 %), et 61,2 % sont âgés de moins de 45 ans.

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