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Exigez un parcours supérieur

Valéry

Photo de Jikabo
Photo de Jikabo

Pour administrer la massification de l’enseignement supérieur, la France s’est dotée d’une solution hyper-technologique, du nom de Parcoursup. Dans les faits, le logiciel pousse surtout une nouvelle économie de l’orientation, une explosion artificielle de la demande, une restriction de l’offre avec un retour objectif de la sélection partout et, à la fin, une sempiternelle règle d’or : fertiliser un max de cerveaux avec le moins d’intrants possible.

L’intelligence humaine va croissant et, génération après génération, on peut observer à l’œil nu son interminable ascension. L’humanité peut aller devant, sereinement, sa jeunesse est fiable et relèvera les défis… Elle peut aller confiante, elle enfle tellement du cortex qu’elle a les outils pour assurer et mesurer son intelligence, avec autant de sérieux qu’elle sonde ses urines. Sûre de son fait. La postérité retiendra par exemple qu’en 2021, 687 243 mômes de France, 83,1 % de leur cohorte, ont reçu de la nation une reconnaissance formelle pour leurs facultés supérieures, un papier marqué « diplôme du baccalauréat ». L’intelligence humaine va croissant, c’est chiffré, et comme le dit le gouvernement, lui-même à l’apogée de la raison, « on peut discuter de tout, sauf des chiffres ». Certes, on produit par an moitié moins de méninges à exploiter que de bagnoles, mais enfin, ça fait quand même pas mal de matière grise à torcher !

Imaginez maintenant qu’on demande à chacune de ces merveilles d’aller où bon lui semble se faire enseigner de façon supérieure… Je ne vous fais pas un dessin, la somme des intelligences individuelles n’a jamais accouché d’un début de bon sens collectif. Alors depuis longtemps, pour que les rêves des uns s’arrêtent où commencent ceux des autres, on pense plateforme et gare de tri, on force les nombrils à se mettre en foule. On a des systèmes en ligne gigantesques qui hiérarchisent, sélectionnent et organisent les souhaits de tous et de chacun. La réussite intellectuelle généralisée passe sous les honneurs d’une logistique de bestiaux, mais où les parvenus, signe évident de leur supériorité sur la bête, travaillent depuis leur naissance pour pouvoir présenter à leurs repreneurs potentiels quelques papiers de qualité, jolies notes, belles appréciations, et souvent, pour les plus intelligents d’entre eux, les bulletins de salaire de papa et maman.

Le Rungis des cérébrés

On l’aura compris, distribuer le fleuron cognitif sur le marché de la précarité requiert donc une trieuse à poussins de compétition, ce que dans un autre jargon on appelle une plateforme numérique d’orientation post-bac, une forme de Rungis immatériel du capital culturel. Cette intrication de l’informatique dans l’organisation de l’enseignement supérieur remonte aux années 90, où déjà, il s’agissait de faire diminuer la pression qui pesait sur les établissements parisiens, très demandés. Les algorithmes n’ont depuis cessé d’évoluer et de se généraliser (3 614 Ravèl, APB). Il s’agit toujours, très concrètement, d’un programme informatique censé réaliser, en toute « objectivité » et « transparence » le mariage entre les nouveaux bacheliers et les filières d’enseignement supérieur.

Parcoursup, mis en service en 2018, est donc la dernière trieuse à poussins en date. Et les poussins ont la gerbe. D’abord, et contrairement aux trieuses précédentes, Parcoursup leur impose de ne plus ordonner leurs vœux. Première violence faite au bon sens, et lourde de conséquences. Comme d’effeuiller une marguerite pour dire pétale un, pétale deux, pétale trois. Ce changement est majeur. L’étudiant est sommé de mettre sa préférence en sourdine. Ce qu’il veut vraiment faire ? Au fond, on ne veut plus le savoir. Ce que Parcoursup veut, c’est savoir ce que l’étudiant serait prêt à accepter. Mais voilà, comme ils savent qu’ils enverront une information partielle sur leur propre intention, les étudiants anticipent avec raison une plus grande probabilité de n’être pas retenus et, sous les conseils redoublés de leurs professeurs de lycée, qui eux aussi sentent la chose, ils émettent pour beaucoup le nombre maximal de vœux qui leur est autorisé.

C’est un cercle vicieux. Moins je peux dire ma préférence, plus j’anticipe un échec sur cette préférence restée secrète, plus alors j’émets de vœux supplémentaires, plus ma préférence se dilue dans l’accumulation des vœux, etc. Comme sur un marché financier, cette logique est d’autant plus inévitable que les uns anticipent que les autres penseront et feront comme eux, et que donc la concurrence sera encore plus rude. La fin du classement des vœux ne peut qu’engendrer l’explosion du nombre de vœux émis, et l’engendra bel et bien. En quatre ans de service, le nombre moyen de vœux émis par chaque candidat a quasiment doublé, passant de 7,4 en 2018 à 13 en 2021. Plus pervers encore, la nouvelle plateforme exige que, de tous ces vœux, chacun soit assorti d’une lettre de motivation. Le poussin ne peut plus donner sa préférence, mais doit en plus faire semblant que tout l’intéresse.

Cette panique est renforcée par une autre modification des règles du jeu. Auparavant, dans les filières dites non-sélectives, toutes les candidatures étaient acceptées. Dès lors que celles-ci excédaient la capacité d’accueil (dans une filière dite en tension), une sélection était automatiquement réalisée, en se basant sur la provenance (académie) et les préférences du bachelier. Dans certains cas exceptionnels, un tirage au sort pouvait aussi avoir lieu pour départager les égalités. Aujourd’hui, chaque filière, dans chaque établissement, doit faire remonter au ministère un ensemble de critères d’évaluation, portant sur les résultats obtenus en première et en terminale. Critères qui devront permettre la hiérarchisation automatique des vœux. L’idée paraît belle, équitable, impartiale – informatique. Mais dans les faits, elle plonge les poussins dans un abîme d’incertitude.

D’abord parce que, en dépit des odes à la transparence, les critères des établissements sont inconnus des étudiants, qui deux années durant préparent donc leur dossier au pif. Telle formation en psychologie favorisera à Albi les matières scientifiques (biologie, mathématiques, etc.), mais à Toulouse les matières littéraires (philosophie, français, etc.) ; telle école d’ingénieur refusera tous les profils qui n’ont pas pris telle spécialité en terminale, etc. Et ces critères seront au mieux devinés, et souvent trop tard. Et puis, la réforme du bac étant passée par là, le nombre de profils de bacheliers possibles a explosé lui aussi. Les grandes filières (L, ES, S) ont laissé place à un bouquet de dix enseignements de spécialité, à composer au choix en raison de trois en première, et de deux (à conserver parmi les trois) en terminale, pour une centaine de possibilités, et variablement encore selon les possibilités des établissements. T’as pris Sciences de l’ingénieur au lieu de Mathématiques y a deux ans ? Mal visé.

Alors, installons-nous dans la tête d’un poussin au moment de se connecter à Parcoursup, et recueillons-nous cinq minutes...

En rang par un

Maintenant, installons-nous dans la tête d’un enseignant au moment de recevoir les résultats de la plateforme, et recueillons-nous cinq autres minutes. La conséquence de l’explosion des candidatures lui arrive sous la forme d’un tableur, où tous les candidats à sa filière sont rangés. La massification, il la voit clairement, lui qui par endroit doit gérer jusqu’à 2 000 candidatures pour une capacité d’accueil à moins de 300. Lui aussi, il est coupé d’une information essentielle, qui est celle de l’intérêt (même ramené à un chiffre) que porte véritablement chaque poussin à sa candidature. Le tableau rend compte, en fait, des performances scolaires de tous les candidats, pondérées par les critères que les enseignants de la filière ont fait remonter (par exemple coefficient 6 pour la biologie, coefficient 4 pour les mathématiques, etc.). Dans les faits donc, le haut du tableau est peut-être occupé par des candidats dont la filière en question n’est pas le premier choix, nul ne le sait. L’interdiction de manifester sa préférence accentue le poids des performances scolaires sur les ordres de passage. Les « bons » étudiants dament le pion à tous les autres, dans tous les vœux qu’ils font, y compris ceux qui ne les intéressent que secondairement. Cela engendre mécaniquement un retard de la mise au jour des véritables choix des uns et des autres, dictés vraisemblablement par une information absente : la préférence.

Sur les 2 000 candidatures de notre enseignant, nombreuses sont inutiles, nombreuses sont celles qui disparaîtront dans les jours à venir, n’étant pas des candidatures de premier choix, mais émanant de poussins plus véloces. Ceux qui présentent un intérêt pour la filière mais sont moins performants doivent attendre. Et parfois, la procédure étant chronométrée, ils iront vers un choix secondaire, car cette attente artificielle est un puissant anxiogène. Ces 2 000 candidatures, l’enseignant n’aura pas le temps d’en prendre connaissance, d’en lire les dossiers, les lettres de motivation, etc. Car il a lui-même une copie à rendre. Quatre jours ouvrés, guère plus, pour rendre un tableur dé-fusionné au ministère.

Dé-fusionné ? Sur des centaines de candidatures, il arrive que l’algorithme, qui ne réalise jamais qu’une moyenne pondérée de notes, classe des poussins ex-æquo. Ces égalités doivent être, toutes, départagées à la main par les enseignants. Quatre jours donc, pour dé-fusionner plus de 2 000 lignes. On peut regarder les lettres de motivation, les dossiers, pour chercher des critères permettant de traduire la supériorité d’un poussin sur l’autre. La plupart du temps, on ne se prête pas à la supercherie et on se contente, dans l’urgence, d’atteindre la bonne et due forme du tableur. Placer les deux candidats du rang 90 aux rangs 90 et 91 ; décaler tous les candidats d’un rang inférieur, puisque le rang 91 doit être libéré, celui qui était au rang 91 doit passer au rang 92, et faire se décaler tous les poussins du dessous ; on prend alors l’égalité suivante, et ainsi de suite. Chaque poussin doit tenir un rang et un seul, ceci est d’une importance capitale. Sans quoi il pourrait advenir, hantise de l’administration, que deux candidats occupent le numerus clausus, et qu’il faille donc accepter une personne en trop.

Numerus clausus, j’ai osé le dire, mais les dieux de l’Olympe universitaire me feraient pourrir la langue s’ils m’entendait proférer pareille hérésie. Car ici personne ne fait de la sélection. Nous sommes dans une filière « non-sélective », comment pourrions-nous faire de la sélection ? Le mot est banni, honni, les enseignants sont priés de parfaire leur vocabulaire. Un instant circule dans les couloirs un tuyau pour celles et ceux qui s’apprêtent à lécher le cul de la direction à l’entretien d’embauche : pour Parcoursup, ne parle jamais de sélection, dit plutôt que nous orientons les candidats le mieux possible en tenant compte des capacités d’accueil des établissements. Nous les classons en fonction de leurs résultats et refusons ceux qui dépassent un certain rang. Tout ressemble à un concours dont les candidats ne connaissent pas les critères, mais nous ne faisons pas de sélection, car le mot est tout simplement interdit par la loi. Et les mots comptent plus que tout, plus que jamais n’est-ce pas.

Cette farce méritocratique à base d’algorithmes et d’urgence, ce chaos qu’apporte Parcoursup a un sens. En termes économiques, il s’agit d’inverser le rapport de force entre l’offre et la demande, pour contribuer, en flexibilisant les étudiants, à l’essorage de la fonction publique. Disons-le autrement. Dans un contexte de massification des filières du supérieur, engendré et favorisé par la dilution du baccalauréat, on ne saurait accepter toutes les demandes sans en même temps revoir les effectifs. Or c’est un autre interdit de notre temps, toute solution envisagée doit exclure a priori l’idée de grossir les rangs de la fonction publique. Seule solution donc : rendre la demande plus labile, pousser l’étudiant à aller là où on veut qu’il aille, faire concorder, artificiellement et de force, le désir collectif de formation avec l’offre présente. Et ceci n’est rendu possible que par la dénégation des préférences, et la systématisation du numerus clausus, les deux nouveaux leviers, les deux nouveaux scandales, que sous l’éternel couvert du mythe informatique, Parcoursup fait passer crème. Maintenant, les poussins, répétez après moi : Parcoursup ne fait pas de sélection, il nous oriente avec la plus grande intelligence qui soit – artificielle.

Valéry

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