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Rond-point c’est tout !

Nicolas Rigaud

Photo de Boris Vézinet
Photo de Boris Vézinet

Depuis le mois de novembre, le rond-point de l’Hermet, à Lescure d’Albigeois sur la RN88, est occupé par les Gilets jaunes. Dès le début , des cabanes, des feux de camp, des personnes motivées, sont ainsi venus égayer le vide qui normalement constitue l’intérieur d’un giratoire. Sur le bitume, des pneus réduisaient la circulation et provoquaient, aux heures de pointe, de sacrés ralentissements. Dans un concert de klaxons de soutien, on pouvait alors partager le café, une côtelette grillée et surtout, causer politique.

Le 30 novembre dernier, sur ordre du préfet, les gendarmes ont évacué le joyeux campement. Sans broncher, les Gilets jaunes ont quitté les lieux pour mieux se réinstaller, cette fois-ci, non pas dans le rond-point mais sur ses bordures. Après avoir fait le tour du giratoire suite à quatre expulsions successives, les Gilets jaunes ont finalement élu domicile sur un terrain privé qui jouxte la nationale : « la procédure d’expulsion est lancée, on a jusqu’au mois d’avril pour quitter les lieux », se félicite Sandrine.

Un grand tunnel, remarquablement construit avec de simples palettes recouvertes de bâches, sert d’abris confortable. À l’entrée, un brasero autour duquel deux personnes se réchauffent les mains. Dehors, il pleut fort et ça caille dur. À l’intérieur, des tables, canapés et fauteuils forment un endroit étonnamment douillet. Un poêle réchauffe (un peu) l’atmosphère et permet de discuter sans trop ressentir le froid. Des Gilets jaunes, surtout des femmes, piliers de l’occupation, sont là pour discuter avec Saxifrage de la situation. Deux de leurs camarades auraient dû être présents en cette après-midi du 22 janvier. Ils sont en garde à vue, ramassés le matin même par la police. Ils sont accusés d’avoir brûlé des bagnoles à proximité de la gendarmerie d’Albi, dans la nuit du 20 décembre dernier. « De toute façon, en début de semaine, c’est toujours pareil. C’est les PV, les gardes à vue », s’énerve Sandrine1, pour qui l’arrestation de ce matin a pour seul objectif de démobiliser les Gilets jaunes en vue des manifs du samedi. Ils seront relâchés le soir même. « Aujourd’hui, c’est répression, répression, répression ! » rajoute Suzanne. Les amendes pleuvent. Les Gilets jaunes témoignent de nombreux abus de la gendarmerie lors des verbalisations. Pour une entorse au Code de la route, il n’est pas rare de recevoir deux PV. Soit un par agent. Par cet artifice administratif, l’un d’entre-eux a pris, d’un coup d’un seul, 18 points de retrait. « À Cagnac, y’en a qui ont eu 90 euros d’amendes pour avoir distribué des tracts sur la chaussée », témoigne Marie. « Ils nous menacent, il n’y a pas de dialogue avec le préfet », s’agace Suzanne. Et quand on a les condés sur le râble, les manifs à gérer et la vie sur le rond-point, difficile de consolider et de faire avancer le mouvement. Malgré tout, l’optimisme et la détermination sont là : « La mobilisation s’intensifie, il y a des coalitions entre départements. On file des mégaphones, des panneaux aux gens qui souhaitent organiser une manif sur Albi, quand certains d’entre-nous vont sur Toulouse. Ça permet à tout le monde de se mobiliser, de ramener des idées nouvelles. Et puis les gens sont revenus après les fêtes de fin d’année », raconte Marie.

Libération

Le mouvement de Gilets jaunes a été un formidable levier pour libérer la parole et remettre la politique au cœur du débat : « Il y a une souffrance que les gens n’osaient pas dire avant, un peu honteux, écrasés par ce système. Ils en parlaient pas et là, ils se retrouvent tous dans ce mouvement, c’est énorme », dit Sandrine. Marie insiste sur le fait que « plein de gens se sont découverts des capacités, des possibilités, notamment dans les prises de parole. Plein de gens disent pour la première fois et sans honte qu’ils ont plus un rond. » Cependant, bon nombre de personnes manquent à l’appel. Les quartiers populaires, les classes moyennes, les chômeurs sont peu présents sur les ronds-points et les manifestations. « Les gens les plus démunis, ils ont même plus l’énergie, plus l’argent. Même les cinq euros pour l’essence ou le train, ils les ont plus. Là où je bosse avec les gamins, une mère de famille m’a donné des gâteaux le vendredi, en me disant que c’était son soutien pour la manif du samedi. Ces gens ne sont pas des moutons, c’est juste qu’ils ont plus d’énergie, ils sont écrasés », explique Marie avant de s’en prendre aux classes moyennes, « cette classe, dont je fais partie, se plaint qu’elle a de moins en moins d’argent, mais elle ne fait rien ! » Et de saluer les plus âgés qui pendant deux mois arrivaient à sept heures du matin : « On a réussi à montrer aux retraités que la seule lueur n’était pas que le club du troisième âge ni la maison de retraite dans 20 ans. » Malgré tout, la fatigue est là ; derrière l’enthousiasme et les sourires, les traits sont tirés. Fatigués d’être traités de zadistes, d’anarchistes d’un côté et de fachos de l’autre, sans parler de ceux qui les réduisent à de simples alcooliques. « De toute façon, c’est eux, c’est le système qui rend les gens alcooliques », intervient Jacques en rigolant. Certains avaient l’habitude du combat politique mais d’autres le découvrent : « On n’était pas préparés, confie Marie. On est juste des gens normaux qui font leurs courses à Super U et qui sont contents de prendre 15 jours de vacances l’été. T’es pas destiné à créer des manifs, c’était pas ça que j’avais imaginé au début, mais là on y est, alors on y va. » D’autant qu’il n’est pas toujours facile de concilier le campement, les manifs, le boulot et la vie de famille.

Coalition avec les syndicats ?

La mardi 21 janvier, une réunion s’est tenue avec les syndicats Solidaires, CGT et FSU. Salutaire pour Marie qui pense que la gagne sera difficile sans leur apport. Mais les Gilets jaunes ne sont pas dupes et restent méfiants face aux centrales syndicales. La négociation ne fait pas partie de leur stratégie d’autant qu’ils ont l’impression de s’être faits lâcher par les agriculteurs et les routiers : « Ils ont été achetés par le gouvernement », dit Sandrine, un brin désabusée. Une méfiance héritée également de leur propre expérience professionnelle. Ici, certains sont syndiqués à la CGT ou à Sud et témoignent leur agacement à l’égard de la verticalité syndicale : « Quand les collègues de la CGT ont su que j’étais Gilet jaune, j’ai été un peu bannie, il a fallu que l’unité départementale me demande comment se rapprocher des Gilets jaunes, pour que les copains du syndicat me regardent d’un autre œil », déplore Michèle. Même son de cloche chez Sandrine, salariée du privé et ancienne déléguée syndicale : « Moi, je partais au carton pour les salariés, tandis que d’autres délégués achetaient leur planning et leur salaire. On veut une autre société alors c’est difficile. Je me suis même embrouillée avec mon secrétaire fédéral ! » Les syndicats tarnais ont néanmoins salué le mouvement : « Le gars de la FSU a reconnu qu’on avait réussi à recréer du lien social entre les gens », insiste à nouveau Sandrine. Le rapprochement s’est fait sur les revendications salariales mais pas sur les questions politiques comme le renouveau démocratique et la question du RIC2. Les syndicats restent fidèles aux fauteuils qu’ils occupent à la table de la République. Pour Marie, « on veut une coalition sans récupération, mais il faut qu’on apprenne à marcher ensemble ». Le samedi suivant, et pour la première fois, les syndicats défilaient aux côtés des Gilets jaunes.

Un mouvement à construire

Les relations avec les autres ronds-points du département ont été difficiles. En cause, notamment, l’élection des représentants départementaux, élus le 13 décembre dernier. L’Hermet s’est refusé à s’associer à cette élection décidée, selon Georges, de façon unilatérale : « Ils m’ont envoyé un message pour une réunion. J’ai demandé l’objet de la réunion. On ne m’a pas répondu. C’est même la journaliste de La Dépêche qui nous a informés de l’objet de cette rencontre, à savoir l’élection de représentants. Si c’était pour partir dans cette forme de verticalité, c’était pas la peine ». Et c’est pour remettre tout à plat que l’assemblée générale du 23 décembre a été organisée.

Depuis, les relations sont parfois tendues entre les groupes du nord du Tarn, notamment dans le Carmausin, où pas moins de trois groupes de Gilets jaunes se sont créés. Des divisions qui portent sur les questions d’organisation démocratique au sein même des ronds-points, mais également sur des questions politiques. « J’ai mis le doigt là où ça fait mal, raconte Sandrine. Je suis tombée sur un courrier des Gilets jaunes du bassin minier, où , dans les revendications, il y avait la primauté du droit du sang sur le droit du sol. Du coup, j’ai pété un plomb. On sait très bien que dans le mouvement il y a des personnes comme ça, mais là, c’est pas possible. On a tous des sensibilités différentes. Avec certains, on fait de la pédagogie, avec d’autres, c’est impossible. »

À l’Hermet, l’objectif est désormais de renouer les liens avec les ronds-points occupés. Pour Marie, « les revendications écrites par le rond-point de Gaillac sont très intéressantes ». L’objectif est aussi de poursuivre le travail entamé lors de l’assemblée générale : organiser des groupes de travail (par secteurs d’activités par exemple) qui serviront à porter des revendications légitimes et validées en assemblée générale3. L’horizontalité au cœur du processus de transformation en somme.

Ici, les personnes rencontrées s’en balancent du parti Gilet jaune, certains préférant même aller plus loin que le RIC et écrire une nouvelle Constitution. On demande des comptes à Castaner et à Luc Ferry lequel, selon Marie, devrait être placé en garde à vue suite à ses appels à tirer sur la foule. L’expression d’un nouveau rapport à la politique n’est plus seulement limitée aux livres ou aux éditoriaux, elle est désormais dans cette cabane, plantée sur ce petit terrain où, malgré l’hiver, il fait bon se réchauffer, discuter, réinventer et parfois même s’engueuler. Comme sur bon nombre de ronds-points qui, en ce 22 janvier, tiennent encore.

Nicolas Rigaud

1. Les prénoms ont été changés sur choix de la rédaction. La répression étant forte, nous avons préféré protéger ceux qui luttent sur les ronds-points.

2. Référendum d’initiative citoyenne. Dispositif permettant à des citoyens réunissant un nombre de signatures fixé par la loi de saisir la population par référendum sans que ne soit nécessaire l’accord du Parlement ou du Président. Le RIC peut être législatif (adoption d’un texte de loi), abrogatif (annulation d’un texte de loi), constituant (modification de la Constitution), révocatoire (destitution d’un membre d’une institution), ratificatoire (ratification ou dénonciation d’un traité, pacte, accord international), suspensif (annulation d’une loi avant son entrée en vigueur) et convocatoire (convocation d’une assemblée tirée au sort, d’un collège d’experts…). Lorsqu’il porte sur toutes ces thématiques, on dit du RIC qu’il est « en toutes matières ».

3. Deux commissions ont été créées fin janvier : la première concerne les personnes handicapées (statuts, aides, difficultés diverses). La seconde concerne les minima sociaux, les statuts de chômeurs, intérimaires et saisonniers.

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