Un laboratoire in vivo
Jikabo

Énième rebondissement de l’état de crise permanent dans lequel sont plongées nos sociétés modernes, Coronavirus, le film catastrophe du moment, est un blockbuster à l’audience mondialisée, aussi visionnaire qu’un scénario hollywoodien. Nous voilà les figurants hébétés d’une science-fiction maintes fois préfigurée.
S’agissant des premiers rôles de cette SF, on hésite entre l’archétype du méchant ou celui de l’idiot de service. Difficile de faire, chez nos gouvernants, la part de la bêtise et celle du projet politique dans cette crise. Christophe Castaner, le 19 mars 2020, a qualifié d’imbéciles ceux qui ne respectent pas les règles. Mais des avis scientifiquement fondés commencent à objecter que ce sont lesdites règles qui sont imbéciles. Tout porte à croire, si l’on écoute ces avis avisés, que le confinement qui nous est imposé est une solution brutale, aveugle, moyenâgeuse, excessivement coûteuse, et pour un résultat imparfait, ne préparant pas la seconde vague virale. Visiblement, son enjeu sanitaire est, dans un contexte de gestion à courte vue (gestion du stock de masques, du nombre de lits vacants, de la recherche médicale, etc.), de parer au plus pressé en évitant une hécatombe impréparée, et en visant un étalement du pic épidémique de telle sorte qu’il soit gérable par le système – par l’état actuel du système de santé. Dans l’urgence, le confinement généralise au lieu de cibler. Il tire dans le tas. Le confinement est à la politique de santé publique ce que la grenade de désencerclement est au dialogue social. L’État pratique le désencerclement sanitaire.
L’alternative serait le préalable d’un dépistage généralisé, suivi du confinement radical et du traitement des seules personnes malades. C’est ce qu’a fait la Corée, avec succès. En l’absence de ce dépistage, on peut à raison supposer que le taux de contagion est plus élevé, et le taux de mortalité plus faible, que ne le montrent des chiffres en cours d’évolution, produits au doigt mouillé. Mais face au virus, l’État policier a le réflexe de mettre ses administrés en garde à vue plutôt que de le pister par filature.
Alors, impéritie ou machiavélisme, on hésite. Ce blockbuster, au fait, j’ai pas lu le pitch, c’est censé être une comédie ou un drame ? Quoi qu’il en soit, œuvre d’une préméditation complotiste ou d’une divine surprise de l’Histoire, les dominants du monde tel qu’il est se doivent de tirer profit de la situation, rebondir, s’adapter. Gouverner, c’est prévoir ; spéculer, c’est anticiper. La force du bon joueur d’échecs consiste, autant qu’à développer sa tactique, à savoir tirer un bénéfice des coups adverses. Et les dominants, c’est les blancs, ils jouent en premier. Bref, même si le virus est pour lui une menace de l’adversité, le système a un coup d’avance.
Par conséquent, sans préjuger de quelque préméditation que ce soit, sans faire de procès d’intention, on peut simplement observer la pandémie comme un laboratoire in vivo. Elle agit comme un révélateur photographique, et comme un accélérateur de modernité.
Quelques vérités révélées
Le coronavirus est d’abord un révélateur, en les bridant, en les asséchant, des flux quotidiens d’individus, de marchandises et de monnaie (les espèces sont un formidable vecteur de propagation). Un révélateur de la délocalisation, de l’externalisation, de la mondialisation des pièces détachées et de la sous-traitance, des industries du tourisme et du voyage, auparavant invisibilisées tant tout cela paraît naturel. Il convient d’insister sur le fait que la visibilité du coronavirus et son impact sur les vies concrètes, sont de loin beaucoup plus dus aux mesures prises pour l’endiguer, qu’à ses effets pathologiques propres. Ce n’est pas la peste bubonique. Mais c’est un virus qui déboule dans une planète aux économies capitalistes interdépendantes, aux flux intercontinentaux innombrables. On observe dès à présent une accélération des délocalisations qui étaient déjà à l’œuvre, de la Chine vers le reste du Sud-est asiatique : le capitalisme tire toujours parti des crises qu’il affronte. Les politiciens de tout poil, naguère chantres de la mondialisation, se font alors visionnaires de la dernière heure, et commencent à nous parler d’un peu plus de régulation, de social, de local, d’écologie : discours de circonstances, dont le nouveau mantra, « déglobalisation », sonne aussi creux que « développement durable » ou « croissance verte ».
Le problème soulevé par le coronavirus est bien plus profond, en vérité, et appelle des réponses autrement plus radicales. On guettait les effets menaçants de l’anthropocène du côté du dérèglement climatique, de l’épuisement des ressources fossiles ou du massacre de la biodiversité. Et c’est avec le masque de ce virus que l’anthropocène se rappelle à nous, dans nos vies concrètes, où qu’on soit, qui qu’on soit (en dépit d’innombrables inégalités face au Covid-19). Le coronavirus est le virus de l’anthropocène. Ce n’est pas un phénomène non-humain, un ennemi invisible, ni une punition divine. Son apparition et sa diffusion sont déterminées par des conditions anthropiques – historiques, économiques, technologiques, sociales, etc. Les « transferts zoonotiques », faisant passer un virus jusque-là inoffensif de la faune sauvage à la population humaine qu’il infecte, sont favorisés par la déforestation, l’extension urbaine, le trafic d’animaux sauvages. Le développement de la maladie de Lyme en est une manifestation ; mais déjà, nous devions la rougeole et la tuberculose aux vaches1.
En outre, l’homme-type de l’anthropocène, métropolitain, connecté, entrepreneur de lui-même, est la cible idéale du virus. Jean-Dominique Michel2, anthropologue de la santé, souligne le fait que, si le Covid-19 semble bénin en l'absence de pathologie préexistante, il s’avère dramatique quand il rencontre des pathologies chroniques comme l’hypertension, le diabète, les maladies cardiovasculaires ou les cancers. Or, les quatre plus grands facteurs à l'origine de ces maladies chroniques résident dans les maux de société que sont la malbouffe, la pollution, le stress, la sédentarité.
On se prend à rêver à l’évidence que revêtiraient les effets que l’anthropocène produit sur un temps plus long et sur un mode plus insidieux, lesquels font objectivement plus de morts mais, par la seule absence de « mobilisation générale », ont des conséquences moins évidentes dans nos routines quotidiennes – quelle évidence auraient-ils soudain, si les gouvernements de tous les pays les combattaient avec le même unisson, la même poigne que pour éradiquer le coronavirus, par des mesures de coercition d’ailleurs en partie identiques. Sans attendre un tel coup de théâtre, la situation de confinement obligatoire, et son corollaire de cessation des activités, mettent déjà au jour ce que la situation ordinaire a pour effet de normaliser, d’invisibiliser.
Les réponses draconiennes qu’apportent les pouvoirs publics, au demeurant, semblent anticiper, autant que la létalité biologique du virus, sa létalité économiquement structurelle et politiquement construite que la crise rend patente jusqu’à l’obscénité. Prenons l’exemple de l’hôpital public, en alerte rouge et, pour cela, en lutte depuis des années, contraint de fonctionner à flux tendus, avec une optimisation comptable des moyens. Nombre de professionnels soulignent la corrélation entre la faible létalité du virus et le nombre de lits vacants par habitant. L’hôpital n’est pas à même, en situation d’épidémie, d’absorber et de sauver un afflux soudain de malades, non pas qu’ils y soient arrivés à l’article de la mort, mais parce que l’hôpital lui-même est grièvement malade, suite à des décisions politiques toxiques, du fait d’une gestion stupidement économiste, visant par exemple à ne pas avoir assez de lits pour être sûr de ne jamais avoir de lits vides, telle une compagnie d’aviation faisant du sur-booking.
De même, les politiques scientifiques des gouvernements successifs, inspirées par ce paradigme néolibéral à courte vue, n’aiment guère financer la recherche fondamentale, dont les retombées ne sont ni quantifiables ni prédictibles. Elles préfèrent imposer aux chercheurs la production de dossiers d’appel à projets court-termistes, de rapports, de bilans, d’évaluations, plutôt que la production de résultats fondamentaux, qui ne sont pas toujours ceux que l’on cherchait, ceux que l’on s’attendait à trouver. Les politiques publiques en matière de science fabriquent une insécurisation de la recherche, alors que celle-ci demande du temps, de l’incertitude, de la sérénité, de la gratuité. Et puis, subitement, le 6 mars 2020, l’Agence nationale de la recherche lance un « appel à projets Flash COVID-19 », ayant pour date butoir le 23 mars de la même année, pour déposer des projets scientifiques qui « devront cibler l’acquisition de connaissances avec un impact potentiel attendu dans les 18 mois suivant le financement. » Dix-sept jours pour élaborer un programme scientifique, un an et demi pour sauver le monde ! Et sitôt la crise passée, on coupe le robinet et on soutient une autre marotte. On observe toujours la même chose, cycliquement : lors de l’épidémie du SRAS en 2003, mais aussi, dans un tout autre domaine, après les attentats de novembre 2015, avec un engouement inhabituel pour les sciences humaines, à l’époque sommées de travailler sur la radicalisation religieuse.
Le virus agit donc comme un révélateur sur un large spectre, des politiques menées depuis des décennies, jusqu’à l’expérience individuelle vécue, ou subie. Ainsi, la crise fait ressortir avec acuité l’état critique des statuts professionnels dits précaires. En « situation d’urgence », les auto-entrepreneurs (sur lesquels reposent, d’ailleurs, tous les systèmes de type Uber) perdent leur revenu purement et simplement s’ils cessent de travailler. Les vacataires (qui représentent une part toujours plus importantes des travailleurs de l’Enseignement supérieur par exemple) sont dans une situation analogue. Le confinement, par son injonction à cesser les activités dites « non-indispensables », met au jour les inégalités latentes dans les statuts et les protections : là encore, la précarité devient plus tangible, chacun dans son coin confiné.
Le confinement dans l’espace domestique exacerbe aussi les inégalités inhérentes au logement. Ce n’est pas la même chose d’être confinés, selon la taille de la famille, et celle du logement. Au-delà de ces variations sociales, ce sont les inconvénients de la ville en tant que telle, vis-à-vis de la campagne, et les effets de l’entassement métropolitain qui ressortent : habitat exigu, manque d’accès à l’extérieur, dépendance extrême envers l’extérieur. La ville est encore plus la ville que d’habitude. Sans les cafés, les cinémas, la proximité de toutes sortes de biens et services, la ville confinée est moins sexy, moins avenante, moins urbaine, au sens vieillot selon lequel l’urbanité désigne une « politesse fine et délicate, des manières dans lesquelles entrent beaucoup d'affabilité naturelle et d'usage du monde ». Même les SDF sont encore plus seuls, et plus pauvres, que d’habitude.
Et la campagne, elle, se fait encore plus campagne : on y est toujours un peu confiné, un chouïa autarcique, avec du stock d’avance (de denrées alimentaires, de bois ou de binouzes), et de la place autour. D’autant plus quand cette campagne est vidée de ses touristes et « usagers », urbains en goguette, désormais privés de bol d’air pur ou de résidence secondaire. Faut voir l’ambiance onirique qu’il y a à Cordes-sur-Ciel en ce moment…
L’état d’urgence biopolitique
En France, on entre dans un couvre-feu que l’état d’urgence avait été loin de rendre aussi effectif, généralisé et fédérateur. Car l’état d’urgence s’impose désormais pour raisons de santé, et l’on sait, à chaque Nouvel an, à quel point la santé c’est le plus important. Restez chez vous, sous la couette, à tousser dans votre coude devant BFM. L’hypocondrie et le narcissisme prophylactique deviennent la norme. On arrête les activités jugées non-indispensables, toutes affaires cessantes. Aujourd’hui, c’est pour un virus, mais on peut le voir comme un galop d’essai, un de ces exercices d’évacuation qui rythment la vie des « établissements recevant du public », à cette réserve près que dorénavant tout « point de rassemblement » est proscrit. On s’était mentalement préparés à la catastrophe nucléaire, la vague terroriste, la guerre chimique, et c’est un virus qui occasionne ce pas drôle « jeu de rôle grandeur nature ».
Fermeture des frontières nationales, instauration de frontières interindividuelles, régulation des flux, contingentement de la sociabilité, vidage des lieux publics et annulation des événements culturels, discipline du corps social et contrôle des corps particuliers. C’est un cas d’école de la biopolitique analysée par Michel Foucault. C’est d’ailleurs l’occasion d’une grande violence politique, et du creusement de l’asymétrie des rapports sociaux : alors que nous sortons de plusieurs épisodes marquants de l’histoire sociale récente (au moins à l’échelle nationale), durant lesquels la légitimité et, on peut le dire, la probité des politiques et des médias, ont été mises à mal, cet épisode de crise sanitaire offre un regain de vigueur aux discours infantilisants, moralisateurs, paternalistes – ou fraternels, au sens où Big Brother serait un frère. Qu’on songe au hashtag « #Restezàlamaison », visible en permanence sur France 2 – sur Gulli, la chaîne pour les nenfants, c’est « #Ensembleàlamaison ».
Macron, en nous informant par six fois que nous sommes en guerre, a donné le ton de la militarisation du quotidien, celle des gestes ou du vocabulaire. Ainsi, en bon petit soldat, Didier Guillaume, ministre de l’Agriculture soucieux de pallier l’absence des habituels saisonniers étrangers pour cause de fermeture des frontières, lance un appel à « l’armée des ombres » – entendez, la population rendue inactive du fait du confinement – et il encourage cette réserve de main-d’œuvre inemployée et confinée à rejoindre « la grande armée de l’agriculture française ».
Symboliquement, on a pu vivre un paroxysme de la biopolitique, avec Macron en généralissime et père la morale : quand le chef de l’État, dans une allocution officielle, nous dicte sa to-do-list, nous distille ses conseils d’hygiène personnelle, à la fois sanitaire et morale, avec nos mains qu’il faut laver, et nos proches dont il faut prendre soin… et puis lire, aussi… « le sens des choses » (?), tout ça… Bref, on vit une situation d’exception qui confirme la règle : nous ne cessons pas d’être administrés, gouvernés, cornaqués. La traçabilité des individus devient un enjeu sécuritaire. S’y soustraire fait du furtif un traître à la Nation. Le gouvernement italien a contrôlé la localisation de ses ressortissants, qui ne respectaient pas suffisamment les règles de confinement, en utilisant les données de géolocalisation de leurs mobiles, après avoir passé un accord avec les opérateurs de téléphonie.
« L’habitus du déplacé »3 que Saxifrage avait jadis observé dans les aéroports gagne encore en autodiscipline, en incorporation du contrôle. L’assignation à domicile a pour corollaire l’auto-attestation sur l’honneur, qui est le précieux viatique nécessaire à tout déplacement. Paperassière et futile, elle ne permet pas tant de discriminer les gens en règle et les autres, mais plutôt de faire le tri entre la population apte et encline à se mettre en règle, et le reste : celle qui écoute les infos, imprime le PDF, le date et le signe, celle qui est docile, disciplinée, responsable ; et celle qui est rétive, déconnectée, sourde aux messages des autorités. Bref, séparer le bon grain de l’ivraie, le citoyen adulte, traçable et cartographié, du gamin du 93 zonant en bas des tours. Et pendant ce temps, des gamins sans-papiers, « mineurs non accompagnés » réputés majeurs, sont lâchés à la rue, envoyés se faire confiner ailleurs. Et les enfants placés dans des familles d’accueil sont renvoyés dans leurs familles d’origine, de laquelle ils avaient été éloignés suite à une décision judiciaire prise pour leur protection : quand le confinement, en concentrant les ingrédients toxiques, peut virer au cauchemar.
Le virus où ça fait mal
Le virus, on l’a compris, fonctionne indissociablement comme un révélateur et un accélérateur. Il met l’accent là où ça fait mal, là où ça faisait mal depuis longtemps. La flexibilité professionnelle devient un standard universel avec, tel Sisyphe remontant son rocher confiné en télé-siège connecté, une improvisation constante, une adaptation vaine et réitérée, le mélange des genres et des heures, l’empiètement du travail sur l’espace-temps privé. Les jours confinés vont être comptés comme congés payés, le bilan carbone des vacances d’été s’en trouvera allégé, mais les acquis sociaux risquent de l’être un peu moins. Un vrai laboratoire, on vous dit.
Les profs vont même se voir infliger la double peine : ils risquent de se faire sucrer quelques semaines estivales sur lesquelles Blanquer lorgne depuis un moment ; et ils auront fait, à leur corps défendant, la démonstration de la possibilité du télé-enseignement. Le couvre-feu pédagogique accélère, par le confinement dans la sphère privée, le recours au numérique, la dématérialisation. Le confinement accrédite les discours technolâtres prétendant qu’un environnement numérique de travail pallie l’absence de relation sociale, humaine, collective, affective, de confiance et de connivence, sur lesquelles se fonde pourtant toute pratique pédagogique. Le télé-enseignement a pour premier corollaire la traçabilité de l’implication des élèves et son contrôle panoptique à distance. En outre, il active une double privatisation. D’une part, la privatisation de la pédagogie : la situation représente une aubaine pour les start-ups du secteur de la e-formation. D’autre part, la privatisation des lieux d’apprentissage, désormais repliés sur le domicile privé, au détriment des apprentissages sociaux qu’apporte l’école en vrai, et avec une aggravation des inégalités socio-scolaires, selon qu’on est riche ou pauvre, doté ou pas d’un bon capital culturel et d’équipements informatiques, pour faire l’école aux enfants et s’adonner à des loisirs créatifs. La fracture numérique, aussi, commence à faire mal : dans la mesure où la fameuse continuité de tout doit tout au réseau et au numérique, les inégalités d’accès (à l’infrastructure) et de compétences n’en sont que plus graves, plus discriminantes dans leurs conséquences.
Le cas d’école que constitue l’enseignement se décline dans tous les secteurs de la société, télé-travail, télé-médecine, télé-achat, télé-surveillance, télé-conférence, téléphonie, etc. Depuis l’invention de la télévision, le préfixe télé- , qui veut dire « loin, à distance », était devenu une sorte de condensé de l’époque. Cette vérité se voit accentuée par le confinement. Fini le vivre ensemble et la police de proximité : l’heure est à la distanciation sociale. Le sans-contact est à la mode. Le DJ qui, à Palerme, a mixé un set de discothèque, toutes enceintes à bloc, pour la foule de ses voisins agglutinés sur leurs balcons respectifs, en est le parangon.
Les colis d’Amazon, confectionnés par des robots, pourraient être livrés comme d’habitude, si seulement les véhicules autonomes étaient prêts à démarrer. Ne sont-ce pas les GAFAM qui tirent leur épingle du jeu ? Les GAFAM, ce sont bien Google (recherche d’informations en ligne), Amazon (achat de biens en ligne), Facebook (relations sociales en ligne), Apple et Microsoft (principaux fournisseur des infrastructures individualisantes des produits conçus par les précédents), bref, tous les pourvoyeurs habituels de l’isolement social, qui deviennent les sauveurs du monde confiné, les seuls à pouvoir proposer des services sans discontinuer, dans un monde arrêté et isolé – sans d’ailleurs que leur caractère « indispensable » n’ait été questionné. Ce monde arrêté et isolé, on pourrait dire que c’est leur prémisse inavouée, mais qui se fait jour, encore une fois, par ces temps, qui ne courent plus. Les GAFAM sont-ils inquiétés ? Bien sûr que non : l’arrêt total de tout, c’est, aussi bien, le passage obligatoire de tous les flux par leur technologie.
On peut s’en consoler en observant qu’en même temps la gratuité de certaines choses devient envisageable, gagne en légitimité : une revendication se fait par exemple quant à la diffusion libre des connaissances dans le domaine de la recherche scientifique. Le confinement redonne une actualité brûlante au revenu universel, l’Allemagne s’apprête à l’instaurer. Le confinement instaure, par la voix de l’autorité régalienne de l’État biopolitique, une sorte de grève de masse (quoique inégalement répartie selon le secteur d’activité et la position sociale). On se dit que la rupture avec le train-train qu’instaure la situation d’exception, le temps vacant imposé, le changement d’échelle des mobilités, pourraient agir comme un virus mutagène, ouvrir de nouvelles perspectives, servir de laboratoire aussi pour des innovations sociales. Et si les confinés prenaient goût à d’autres pratiques, d’autres usages, d’autres modes de vie, comme prendre du temps pour faire un potager, jouer avec ses gosses, bouquiner ? Si le coronavirus imposait sur le long terme, les circuits courts, les petites jauges, l’échelle humaine ?
On hésite encore. En haut de l’affiche du blockbuster, finalement, c’est des criminels ou des comiques4 ? Et ça finit en happy end ? En dystopie ? On est en pleine science-fiction. On réalise qu’on vit depuis un moment dans une dystopie rampante et molle. Elle vient de se durcir. Somme toute, on y voit plus clair.5
1. Voir l’article de Sonia Shah, « Contre les pandémies, l’écologie », paru dans Le Monde diplomatique (mars 2020).↩
2. Voir son article, « Covid-19 : fin de partie ?! », sur son blog Anthropo-logiques, consultable à l’adresse suivante : <http://jdmichel.blog.tdg.ch>↩
3. « L'habitus du déplacé », par Jikabo. Saxifrage, n°2, octobre 2015.↩
4. Voir l’article « Les connards qui nous gouvernent », de Frédéric Lordon, paru sur son blog (mars 2020), consultable à l’adresse suivante : <https://blog.mondediplo.net/les-connards-qui-nous-gouvernent>↩
5. Et le virus, qu’est-ce qu’il en dit ? Pour le savoir, lisez Lundi matin : <https://lundi.am/Monologue-du-virus>↩