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Le pot de fer se blinde

Pauline Le Bourgeois

Dessin de Charlotte Lambert
Dessin de Charlotte Lambert

La loi El Khomri, dite « loi travail », a pour objet d’« instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs ». Le gouvernement promet « plus d’emplois, plus de libertés, plus de protections », et fait croire à l’instauration d’un équilibre entre les droits des entreprises et ceux des salariés. Il n’en est rien.

En réalité, cette loi part d’un faux postulat, à savoir que les droits des salariés et des employeurs seraient équilibrés. Le projet fait comme si n’existait pas ce lien de subordination – pourtant inhérent à tout contrat + travail –, ce qui lui permet ensuite de réduire les protections des salariés actuellement applicables. Rappelons que le lien de subordination permet à l’employeur d’exercer un pouvoir de direction et de sanction à l’égard du salarié dans l’entreprise. Ce pouvoir est limité par les différentes normes applicables à la relation de travail, et des protections individuelles et collectives sont instituées en faveur des salariés, constituant des contreparties nécessaires à ce lien de subordination.

Les débats se cristallisent autour de « l’article 2 », relatif à l’inversion de la hiérarchie des normes. Désormais, l’accord d’entreprise primera sur l’accord de branche, pour des thèmes critiques comme la durée du travail ou la rémunération des heures supplémentaires.

Scier la branche...

Qu’est-ce que la hiérarchie des normes ? C’est l’ordre dans lequel s’appliquent les différents niveaux de règles : les textes internationaux, la Constitution, la loi, les accords de branche et d’entreprise, et le contrat qui a valeur de loi entre les parties. En droit du travail, le principe dit « de faveur » a longtemps prévalu. Selon ce principe, une norme de niveau inférieur ne peut déroger que de manière favorable à une norme de niveau supérieur ; par exemple, l’accord d’entreprise ne peut prévoir que des règles plus favorables que celles contenues dans l’accord de branche ; le contrat de travail ne peut contenir que des règles plus favorables que celles contenues dans l’accord collectif (de branche ou d’entreprise). En d’autres termes, il existe un socle de règles protectrices et ces règles ne peuvent être qu’améliorées, pour assurer plus de protection au salarié. Depuis 2004, le principe de faveur a été mis à mal par différentes lois, mais ces atteintes restent exceptionnelles : jusqu’ici, il faut une disposition expresse de la convention de branche pour pouvoir déroger au niveau de l’entreprise, et ce, sur des points précis !

L’article 2 pose comme principe la primauté de l’accord d’entreprise sur l’accord de branche, sauf interdiction posée par l’accord de branche, ou minima fixés par la loi : la hiérarchie des normes se retrouve donc inversée, pour ce qui concerne le rapport entre accord de branche et accord d’entreprise. L’accord de branche reste applicable mais il devient subsidiaire par rapport à l’accord d’entreprise. Des accords d’entreprise vont donc pouvoir diminuer les droits des salariés sur des points qui sont au cœur de la relation de travail : durée du travail (quotidienne et hebdomadaire), temps de repos, congés, rémunération des heures supplémentaires, calcul des heures supplémentaires (c’est-à-dire définition des heures qui donnent lieu à majoration). Par exemple, les durées maximales quotidiennes et hebdomadaires du travail pourront être augmentées. La majoration des heures supplémentaires, fixée à 25 % par la loi pour les huit premières heures, pourra être réduite à 10 % – ce qui est actuellement impossible, sinon par un accord de branche… Concrètement, les salariés devront travailler plus en étant moins payés. Dans ces conditions, quel intérêt pour l’employeur de recruter s’il peut solliciter les salariés en poste, pour un faible surcoût ?

Cette loi va complexifier davantage le droit du travail, en multipliant le nombre de règles qui différeront selon l’entreprise qui embauchera le salarié. Ce qui va, inévitablement, générer des inégalités supplémentaires entre les salariés, et une concurrence accrue entre les entreprises, qui réduiront le niveau des salaires pour se maintenir…

Pour défendre cette loi, le gouvernement plaide pour un droit du travail plus proche du salarié, pour une meilleure adaptation de la règle de droit aux particularités de l’entreprise. Mais en passant d’une négociation de branche à une négociation d’entreprise, les rapports de force changent nécessairement entre employeurs et organisations syndicales. Au sein de l’entreprise, les droits des salariés sur la durée du travail et les salaires, seront mis en balance avec leur maintien dans l’emploi. Il est plus facile de faire du chantage à l’emploi au niveau de l’entreprise qu’au niveau de la branche. C’est cette crainte légitime qui est exprimée par les opposants à la loi El Khomri. Il faut ajouter que les modifications relatives à la hiérarchie des normes ne sont pas les seuls bouleversements apportés par la loi.

Une loi anti-syndicale

Pour bien comprendre les enjeux de ces modifications, il faut savoir que les conditions de validité des accords d’entreprise se trouvent également modifiées par cette loi. En apparence, les nouvelles règles sont censées donner plus de légitimé aux accords d’entreprise mais concrètement c’est l’inverse qui se passe. Je m’explique : actuellement, pour être valable, un accord d’entreprise doit être signé par les organisations syndicales ayant recueilli plus de 30 % des suffrages aux dernières élections professionnelles. Les organisations ayant recueilli plus de 50 % des suffrages peuvent même empêcher l’application de l’accord, en exerçant leur « droit d’opposition ». En d’autres termes, un accord d’entreprise est valable s’il est signé par des organisations représentant au moins 30 % des suffrages, et si un syndicat majoritaire ne s’y oppose pas.

La loi El Khomri annonce le renforcement des conditions de validité de l’accord, en exigeant qu’il soit dorénavant signé par une organisation majoritaire (50 %), à défaut de quoi les syndicats signataires, représentant 30 % des suffrages, pourront décider de recourir à un référendum auprès des salariés. On revient donc à la règle des 30 % mais sans garantir le droit d’opposition exercé par les syndicats majoritaires. Or, il s’agit d’une garantie importante qui, supprimée, rendra très relative l’exigence de majorité pour la signature d’un accord.

En réalité, ces nouvelles règles de négociation auront pour effet d’écarter les organisations syndicales au profit de l’expression directe des salariés. Or, l’expression directe des salariés pose question dans l’entreprise, compte tenu de la nature des rapports employeurs-salariés, déjà évoquée plus haut. La jurisprudence rappelle de manière constante que le consentement du salarié ne permet pas d’écarter les dispositions impératives, quelle que soit leur nature (loi, accord collectif, contrat de travail). À titre d’exemple, le salarié qui exécute des heures supplémentaires, sans que celles‑ci ne soient rémunérées, a le droit d’agir en justice contre son employeur pour demander la rémunération des heures effectuées. Et l’employeur ne peut pas invoquer le fait que le salarié a accepté d’effectuer ces heures sans réclamer de contrepartie. Or, le recours au référendum prévu par la loi El Khomri pourra permettre de déroger à la loi, sous prétexte que les salariés ont donné leur consentement.

On voit ici que, par des dispositions en apparence techniques, cette loi met en cause des droits fondamentaux du salarié dans les rapports de travail, droits pourtant consacrés par la Constitution, qui garantit la défense des droits du travailleur par l’action syndicale ainsi que sa participation, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail (alinéas 6 et 8 du préambule de la Constitution). Loin d’être équilibré, ce texte renforce encore davantage les déséquilibres dans les rapports de travail, au détriment des salariés.

Pauline Le Bourgeois

Avocate du barreau de Toulouse, spécialiste en droit du travail

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