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Un exactement arrosoir

Gianluigi Wrzyszcz

Dessin de Charlotte Lambert
Dessin de Charlotte Lambert

Ce soir c’est Monday night fever. Je file acheter un thermomètre pour compléter ma trousse de premiers secours (aspirine, sparadrap, Gauloises). Contre toute attente, j’en trouve un qui marche sans wifi, ne garde pas en mémoire les courbes de la famille sur trois générations, n’affiche pas des SMS anglophones quand on lui demande juste si on est à point ou saignant, ne profite pas sournoisement d’un rhume pour vous fissurer le tympan de décibels suraigus, ne nécessite pas de piles et pourra ainsi, avec un peu de chance, fonctionner le jour où on aura besoin de lui. Le bon vieux thermomètre de papa, celui qui est à peu près fiable depuis le milieu du xviiie siècle, avec ses graduations et son liquide qui monte et qui descend en fonction de comment la chaleur de ma rate le dilate. Un bête thermomètre fonctionnel, qui ne fait rien d’autre que bêtement donner la température de l’orifice où on l’a introduit. Mais moderne quand même : il est écologique (d’ailleurs l’emballage est vert). Il ne contient pas de mercure qui pourrait se déverser par mégarde dans les eaux de refroidissement d’une centrale nucléaire (je ne sais pas ce qu’ils ont mis à la place du mercure, c’est écrit trop petit pour mes vieux yeux ; du sang de bébé phoque, un truc dans ce genre).

La joie de trouver cette petite merveille décroissante dans un temple de la pommade anti-âge est à peine ternie quand la pharmacienne fait tomber le bijou de technologie trois fois séculaire. « Hi hi ! c’est pas grave, il est dans sa boîte ! » s’esclaffe la marchande de vermifuge goût banane. Et moi d’acquiescer, confiant en l’humanité, plein du respect populaire pour les blouses blanches et d’un enthousiasme presbyte pour les objets rustiques.

Me voilà donc parti dégripper Alice. Mais les assauts alternés de saints Ibuprofène et Paracétamol ne parviennent pas à terrasser la maudite fièvre. Et voici que la chair de ma chair, en plein délire hyperthermique, me rejoue L’Exorciste au pays des merveilles. Syntaxe normale, contenu dadaïste. Toutefois je goûterais mieux sa poésie à l’ergot de seigle sans cette courbe en forme de barre transversale. 40 c’est pas tant beaucoup, mais pourquoi ça descend pas, bordel de Dieu ? 40, toujours 40. « Tu m’entends, ma puce ? D’accord, “Étienne il a fabriqué un carré rectangle aérodrome, un film là et là avec un exactement arrosoir bleu peut-être”, mais moi je te demande si tu veux une banane écrasée ! »

Il marche, cet ustensile des Lumières, ou bien ? Voyons voir dans mon bec à moi. Ah, j’ai 40 aussi. Bah oui, c’est contagieux la grippe. On va être beaux, ma merdeuse et moi, en plein dialogue d’après shilom sous l’œil interloqué du grand frère. D’ailleurs il a combien, le grand frère ? 40 itou. Et la terrasse venteuse de cette nuit de février en global warming ? 40, pardi ! Je me disais bien que Toys R Us c’est un drôle de nom pour une pharmacie. Et la flamme de mon briquet, elle a 40 aussi ? Ah non, 41, 42… J’arrête avant que l’« instrument de mesure » n’explose. Laissons-le redescendre. Redescend pas. Ce con ne marche que dans un sens ! À l’heure où j’écris ces lignes, il fait 42 dans mon congélateur.

Ainsi me voilà seul à la barre, abandonné de Celcius et Sanctorius, armé de mes pauvres mains non graduées pour tenir un cap incertain. À vue de paume, on doit approcher les 45, maintenant. Vais-je me ridiculiser auprès du SAMU, détourner un de ses blancs fourgons pour vérifier que le 38,5 enduré par ma mouflette ne risque pas d’altérer sa mémorisation de la table de 7 ? Vais-je laisser succomber cette belle enfant sous les coups de mon stoïcisme forcené, méthodiquement appliqué à étouffer la déraisonnable et légitime alarme qui couine dans un coin de ma tête ? Vais-je me farcir la pharmacie à la voiture-bélier pour m’approprier un de ces guns que les toubibs nous collent désormais sur la tempe en se donnant des airs de gangsta rappeurs ? Saloperie de pharmacienne.

Épilogue : ma gamine a survécu. Le thermomètre marchait, que Pharmagirl me pardonne. « Y faut le secouer énergétiquement pour qu’y redescende », m’a-t-elle dit sur le ton de l’évidence, tout en faisant de son mieux pour se déboîter l’épaule. « Ah. Mais pourtant les thermomètres de maison qu’on se met pas dans le… sous l’aisselle, ils redescendent bien tout seuls… — Ça n’a rien à voir ! — Ah ? »

Soit. Mais c’est bien là que je voulais en venir : les prothèses électroniques omniprésentes nous font oublier les gestes ancestraux les plus élémentaires. J’ai récemment semé du blé à la main avec Angélique et Carlo, mais il y a longtemps que je ne m’étais pas secoué le thermomètre. Ils pourraient tout de même l’indiquer quelque part, qu’il faut le faire énergétiquement. Là, pas un mot : « Thermomètre écologique », punto e basta. Alors que le machin à piles contre lequel j’ai échangé mon shaker à tisane (il marche peut-être mais quelque chose entre nous s’est cassé ; je sauverai la planète un autre jour) comporte, lui, un mode d’emploi. Concis, limpide :

« Pour allumer l’appareil, appuyez sur le bouton ON/OFF à côté de l’écran ; un bip bref se fera entendre, indiquant que le thermomètre est opérationnel. Au même moment, le thermomètre lance un test d’auto-vérification, pendant lequel tous les segments numériques s’affichent à l’écran. Lorsque les lettres “Lo” et un “°C” ou un “°F” clignotant s’affichent, le thermomètre est prêt à être utilisé. Si la température ambiante est inférieure à 32°C ou 89,6°F, le message “Lo°C” ou “Lo°F” s’affiche et si la température est supérieure à 42°C ou 107,6°F, le message “Hi°C” ou “Hi°F” s’affiche alors. Lors de la lecture, la température actuelle est affichée en permanence et le symbole “C°” ou “F°” clignote. La mesure est terminée lorsqu’une valeur constante est obtenue. La valeur est considérée comme constante lorsque la température augmente de moins de 0,1°C après 16 secondes. Lorsque cette température constante est obtenue, quatre bips seront émis, et le symbole “C°” ou “F°” arrête de clignoter. La plus haute température mesurée s’affiche à l’écran. Veuillez toutefois noter que ce thermomètre est un thermomètre à maximum, c’est-à-dire que la température affichée peut augmenter légèrement si la mesure se poursuit après le bip. C’est particulièrement le cas avec les mesures axillaires, si la valeur enregistrée devait se rapprocher de la température corporelle. Dans ce cas, notez la description sous “Méthodes pour mesurer la température”. Lorsque la mesure est effectuée, éteignez le thermomètre en appuyant sur le bouton ON/OFF. »

C’est pourtant simple.

Gianluigi Wrzyszcz

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